Russie : les sanctions tombent pour les journalistes qui osent encore informer sur la guerre en Ukraine

Arrestations, perquisitions, amendes… Les premières sanctions tombent pour les journalistes accusés par les autorités russes de “fausses informations” sur les agissements de l’armée russe en Ukraine. Reporters sans frontières (RSF) dénonce une chasse aux sorcières et une impunité grandissante et demande le retrait des lois instaurant la censure.

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Après avoir achevé la presse indépendante nationale, les autorités russes s’attaquent aux médias locaux critiques via les nouvelles lois instaurant la censure de guerre. C’est le cas de l’hebdomadaire Listock, condamné hier pour des articles “discréditant l’armée russe” à payer une amende de 300 000 roubles (environ 3300 euros) et sa directrice de publication, Olga Komarova, 100 000 roubles (environ 1100 euros), sans compter d’autres à venir. Une somme non négligeable pour ce petit journal basé à Gorno-Altaïsk, dans la région de l’Altaï dans l’ouest de la Sibérie.

 

Le même jour, son propriétaire, Sergueï Mikhaïlov, était incarcéré dans la région, après avoir été arrêté la veille près de Moscou et son domicile et les locaux de Listock perquisitionnés. Accusé d’avoir diffusé de “fausses informations” sur l’armée russe en Ukraine dans les colonnes du journal, il risque jusqu’à quinze ans de prison. Depuis le début de l’invasion, ce média n’a cessé d’informer sur le conflit – interview de Volodymyr Zelensky, articles anti-guerre, massacre de Boutcha, etc – persistant à utiliser le mot “guerre”, pourtant proscrit par le régulateur des médias, le Roskomnadzor. 

 

Même scénario, le 13 avril : l’appartement de Mikhail Afanasiev, rédacteur en chef du journal local de Khakassie (Sibérie orientale) Novy Focus, a été perquisitionné et ses équipements confisqués après la publication d’un article – désormais supprimé – sur le refus de policiers anti-émeutes de se rendre en Ukraine, et sur les agissements des soldats de Khakassie sur le territoire ukrainien. Le journaliste est actuellement en détention à Abakan, dans l’attente de son procès. 

 

En Sibérie toujours, dans le sud, à Prokopievsk, c’est le correspondant de Sibir.Realii, l’antenne locale de Radio Free Europe/Radio Liberty, Andreï Novachov, qui est assigné à résidence depuis le 22 mars pour “fausses informations” sur l’armée après avoir partagé sur le réseau social Vkontakte une vidéo des attaques militaires russes dans la ville ukrainienne de Marioupol. Dans l’Oural, à Koudymkar, dans la région de Perm, la rédactrice en cheffe de Parma-Novosti, Iana Ianovskaïa, a été condamnée à une amende de 50 000 roubles (environ 550 euros) le 30 mars pour avoir “discrédité” les forces armées dans un éditorial anti-guerre. En Ingouchie, dans le Caucase, Isabella Evloeva, rédactrice en cheffe du seul site d'information indépendant, Fortanga, est poursuivie depuis le 25 mars pour avoir écrit sur le réseau Telegram que la lettre Z, utilisée sur des chars russes en Ukraine, était “synonyme d'agression, de mort, de douleur et de manipulations éhontées”. D’autres ont été condamnés à Elista (sud-ouest), Kemerovo (Sibérie orientale) ou encore dans la région de Sverdlovsk (Oural). 

 

“Les autorité russes se livrent désormais à une chasse aux sorcières minutieuse pour faire taire les derniers journalistes locaux qui osent encore informer ou s’exprimer librement et à rebours du discours propagandiste sur la guerre initiée par la Russie en Ukraine, explique la responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de RSF, Jeanne Cavelier. Le coup terrible porté aux médias nationaux a été un signal autorisant les pouvoirs locaux à éliminer les derniers journaux régionaux critiques. Piétiner la liberté de la presse et ses obligations internationales en la matière ne fait qu’isoler encore davantage Moscou sur la scène mondiale. RSF demande le retrait des lois instaurant la censure.”

 

Pour rappel, le 4 mars dernier, les autorités russes ont adopté un amendement punissant toute personne russe ou étrangère de quinze ans de prison pour la diffusion de “fausses informations” sur les forces armées russes. Dans la foulée, de nombreux médias indépendants tels que Novaïa Gazeta, The Bell, Taïga.info, VPost ou encore Prospekt Mira ont annoncé l’arrêt de la couverture de la guerre en Ukraine et la suppression de leurs anciennes publications sur le sujet afin de protéger leurs journalistes des sanctions pénales. Le 22 mars, une loi a été adoptée prévoyant elle aussi jusqu'à quinze ans de prison pour de “fausses informations” sur les activités des “organes de l’Etat russe” opérant à l'étranger : présidence, gouvernement, parlement, garde nationale, service fédéral de sécurité (FSB), etc. 

 

Un autre projet de loi vise à parachever la mainmise totale des autorités sur l’information. Selon ce texte qui doit être examiné en première lecture par les députés le 18 mai, le procureur général pourra annuler la licence des médias russes et étrangers et les bloquer immédiatement sans préavis ni décision de justice en cas de diffusion de “fausses informations” sur l’armée, de “manque de respect des autorités”, d’appels à des sanctions, à participer à des “événements non autorisés” ou, pour les médias étrangers, “en représailles” de pays ayant interdit ou restreint l’accès à un média russe à l’étranger. La sanction sera définitive : aucune procédure d’appel n’est prévue.

 

Signe du climat d’impunité délétère pour les professionnels des médias, le 7 avril, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta et lauréat du prix Nobel de la paix, Dmitri Mouratov a été agressé à bord du train Moscou-Samara par un homme qui l’a aspergé d’un mélange de peinture rouge et d’acétone. La rédaction, qui a mené sa propre enquête sur cette attaque, dénonce l’inaction de la police.

 

Ce contexte de censure totale, la plupart des médias ayant été bloqués ou contraints de fermer, risqué pour les journalistes indépendants, conduit à leur exode massif à l’étranger. RSF les soutient avec ses partenaires à travers son opération Collateral Freedom pour contourner la censure et le JXFund pour leur permettre de continuer à travailler depuis l’exil. 

 

La Russie occupe la 150e position sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse 2021 établi par RSF. 

 

Publié le
Mise à jour le 19.04.2022