Rapport d'enquête : Quelle liberté de la presse après la défaite des taliban ?
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Après que beaucoup d'entre eux ont été forcés à l'exil et au silence en 2008 et 2009, les journalistes du district de Swat ont peu à peu repris leur travail d'information. "La situation a considérablement évolué depuis six mois", affirme Ghulam Farooq, rédacteur du quotidien régional Shamal. A Mingora, capitale de ce district situé dans le nord-ouest du Pakistan, les rédactions et le club de la presse ont rouvert. Les habitants peuvent de nouveau regarder les chaînes du câble, tandis que les reporters se déplacent dans la vallée sans trop de risques. "Je ne porte plus de pistolet sur moi, et mes gardes ne sont plus armés. Auparavant, je devais rentrer à la maison avant le coucher du soleil, mais désormais, je suis dans le bazar ou au bureau jusque tard dans la nuit. Vous pouvez constater à quel point la situation est différente maintenant", témoigne Shireen Zada, directeur du bureau local de la chaîne Express News TV.
La vallée de Swat, région stratégique au nord d'Islamabad a connu, entre 2007 et 2009, des moments dramatiques. Les taliban et leurs soutiens locaux ont mené une offensive qui a conduit le gouvernement d'Islamabad à accepter en février 2009 d'imposer la Charia et d'accorder d'amples pouvoirs aux fondamentalistes. Mais, en mai 2009, l'armée pakistanaise a cherché à reprendre le contrôle du territoire en lançant l'opération Rah-e-Rast (Droit chemin). La violence des combats a provoqué l'exode de plus de deux millions de personnes, et de la quasi-totalité des journalistes. Après d'âpres combats, le pouvoir d'Islamabad a repris le contrôle de la vallée, en septembre dernier. Les accrochages continuent et les taliban ont promis de se venger, mais, peu à peu, la vie a repris un cours normal. Après des mois de couvre-feu, les journalistes ont recommencé leurs enquêtes de terrain. Et les quotidiens locaux ont reparu après plusieurs mois d'interruption.
Un représentant de Reporters sans frontières s'est rendu, en décembre 2009, dans la vallée de Swat pour enquêter sur la situation de la liberté de la presse, après la défaite des taliban. Ce rapport vise à actualiser les informations publiées en avril 2009 dans "Swat, vallée de la peur" (http://www.rsf.org/spip.php?page=article&id_article=30739).
Si la défaite des taliban a permis à la liberté de la presse de renaître de ses cendres à Swat, quel avenir peut-on prédire pour les médias locaux ? Les taliban, toujours présents dans le nord-ouest du Pakistan, sont-ils toujours une menace pour les reporters ? L'armée, chargée par le gouvernement de gérer le district, acceptera-t-elle les critiques ?
Ce rapport vise également à alerter les autorités sur le fait que les crimes contre les journalistes commis dans la vallée n'ont pas été sanctionnés. Un an après l'assassinat du reporter Mosa Khankhel, le 18 février 2009, près de Mingora, les auteurs n'ont toujours pas été identifiés. Son frère a expliqué à Reporters sans frontières que l'enquête officielle était inexistante.
Enfin, Reporters sans frontières appelle les autorités et la communauté internationale à apporter une aide financière et matérielle aux médias locaux qui ont été privés de revenus pendant de longs mois en raison du conflit.
Swat n'est plus la vallée de la peur
Les taliban et l'armée avaient transformé la vallée, auparavant réputée pour ses charmes touristiques, en zone de non-droit. Le chaos s'était imposé avec son cortège de combats, d'exécutions extrajudiciaires, de justice arbitraire et de politique de la terreur. Les journalistes étaient pris en tenaille entre l'armée et les taliban. Aujourd'hui, une certaine normalité règne dans la région, et les violences et la terreur se sont déplacées à Peshawar et dans les zones tribales.
Pendant son offensive de mai, l'armée a pratiquement fermé la vallée à la presse : les autorités refusaient de délivrer des permis de circulation et plusieurs reporters locaux ont été menacés par des militaires. Accusée d'exécutions extrajudiciaires, l'armée a nié et a fait pression sur certains médias pakistanais pour que ces informations ne soient pas traitées en profondeur.
Le président du Club de la presse de Swat, Salahuddin Khan, est aujourd'hui fier de pouvoir accueillir les professionnels des médias du district. En mai dernier, il déclarait à Reporters sans frontières que la vallée vivait "sans aucun média". Aujourd'hui, il affirme : "Tout le monde constate ce changement."
"Nous nous sentons bien maintenant et nous espérons que la situation continuera à s'améliorer ", affirme Shireen Zada, l'un des derniers journalistes à avoir fui la vallée en mai dernier. De nouveau, lui et ses collègues peuvent se rendre dans les anciennes "zones interdites" comme celles de Ghat Peochar ou de Shah Dhere, là où les taliban avaient imposé leur loi. "Les journalistes étrangers peuvent même venir et travailler dans le district de Swat. Ce n'était pas le cas, il y a six mois", ajoute le reporter d'Express News TV.
Concrètement, les journaux régionaux Shamal, Salam, Chand et Awaz-e-Swat sont de nouveau publiés depuis Mingora, tandis que Azadi et Khabarkar sont disponibles dans les kiosques de la vallée, bien que toujours imprimés à Islamabad pour des raisons de sécurité. Les opérateurs de câble et les cafés Internet, interdits par les taliban, ont rouvert dans les villes de la vallée. La vente de téléviseurs connaît un boom, confirmant le fait que les habitants n'ont plus peur des représailles des insurgés à l'encontre des possesseurs de ces "objets non islamiques". Le retour de la télévision, dénommée "la boîte aux péchés" par les taliban, dans la vallée est célébré par de nombreux habitants. "Auparavant, je n'osais pas avoir un appareil de télévision chez moi, de peur d'être puni. C'était le cas pour beaucoup de mes voisins. Aujourd'hui, j'ai plaisir à regarder des informations et des clips musicaux", affirme Riffat Khan, employé de banque à Mingora.
Hostiles aux chaînes de télévision pakistanaises et internationales, les fondamentalistes s'étaient durement attaqués aux opérateurs de câble. La compagnie Ali Cable, installée à Mingora, a rouvert le 20 août dernier, après avoir été contrainte de fermer en novembre 2008, sous la pression des taliban. "Je suis heureux de pouvoir de nouveau offrir mes services après de si longs mois de fermeture (…) Depuis août, j'ai vendu plus de 4 000 connexions et nous en avons réparé beaucoup d'autres endommagées par les taliban", explique Umer Ali Baacha, propriétaire d'Ali Cable. Aujourd'hui, cinq opérateurs de télévision par câble sont présents à Mingora, et les vendeurs de téléviseurs se comptent par dizaines.
La presse, libérée de la peur des taliban
Plusieurs journalistes de Swat interrogés par Reporters sans frontières ont affirmé qu'il était "très difficile" de discuter avec les taliban et leurs alliés locaux. "De ce fait, leur départ est une bonne chose et s'il y a un problème avec les militaires, nous pouvons le régler car nous pouvons discuter avec eux. Au moins, ils comprennent de quoi vous parlez," a expliqué un journaliste de Mingora qui a souhaité rester anonyme.
Même si Sufi Muhammad, le Maulana à la tête du Mouvement pour l’application de la Charia islamique (TNSM), avait déclaré à Reporters sans frontières qu’il "croyait à la liberté de la presse", les combattants taliban s'étaient montrés hostiles à la liberté d'expression et la libre circulation de l'information. Ils imposaient la censure et l'autocensure, notamment sur le sort des femmes. Ainsi, le TNSM avait interdit mi-2008 la diffusion des télévisions dans la vallée. Les bureaux de l’un des opérateurs de câble avaient même été plastiqués.
Largement libérés de la peur imposée par les taliban, notamment le Maulana Fazlullah et ses émissions de radio illégales (voir le rapport "Swat, la vallée de la peur"), les journalistes du district ont recommencé à publier des informations sur les exactions des insurgés.
A la veille de l'offensive militaire, les taliban avaient augmenté leurs menaces. Fin avril, des tracts signés des "candidats au suicide" du Tehreek-e-Taliban de Swat, avaient été affichés devant les bureaux des médias de Mingora, menaçant de "conséquences terribles" les journalistes qui ne cesseraient pas leur "couverture anti-taliban". Ces menaces intervenaient alors que plusieurs médias avaient critiqué l’attitude des taliban violant l’accord conclu avec le gouvernement, en continuant leurs attaques dans la vallée de Swat et dans les districts voisins.
"Avant nous recevions pratiquement chaque matin un appel sur nos téléphones portables pour s'assurer qu'aucun article ou éditorial hostile aux taliban ne serait publié. Maintenant, plus rien de tout cela", affirme l'un des journalistes de Shamal. "La tension imposée par les taliban est sortie de nos esprits", analyse Ghulam Farooq.
Mais l'autocensure n'a pas complètement disparu. "C'est toujours présent en nous, en raison de la peur, mais aussi de notre responsabilité pour ne pas endommager le processus de paix", précise un correspondant d'une chaîne pakistanaise dans le district.
D'autant plus que les taliban pakistanais du Tehreek-e-Taliban, notamment sous l'impulsion de leur nouveau chef Hakeemullah Mehsud, ont multiplié les actes terroristes. L'attentat suicide contre le Club de la presse de Peshawar, en décembre 2009, est le symbole de ces nouveaux dangers auxquels est confrontée la presse pakistanaise. Accusés par Hakeemullah Mehsud (Ecouter le message audio) de "faire partie de la guerre" contre ses combattants, les journalistes pakistanais n'ont jamais été autant visés par les insurgés. Ainsi, cinq journalistes pakistanais ont été tués en 2009 dans l'exercice de leurs fonctions.
Des crimes contre la presse impunis
Les assassinats et les violences commis contre la presse à Swat n'ont toujours pas fait l'objet d'enquêtes sérieuses. Reporters sans frontières suit quatre affaires principales. Tout d'abord, le meurtre, le 18 février 2009, du reporter Mosa Khankhel, l’un des correspondants de la chaîne Geo News et du journal The News dans la vallée. Agé de 28 ans, le reporter a été retrouvé mort, après avoir été kidnappé quelques heures plus tôt lors d’une « marche pour la paix » par des fidèles du religieux Maulana Sufi Muhammad. Son corps avait été retrouvé près de Matta où avait lieu ce rassemblement. A l'époque, personne n’avait revendiqué cet assassinat, mais plusieurs journalistes avaient pointé leur doigt vers les taliban. Un an après, son frère, également journaliste, rencontré par Reporters sans frontières, dénonce l'absence d'enquête sérieuse.
Par ailleurs, les forces de sécurité n'ont mené aucune enquête sérieuse sur les circonstances qui ont conduit à la mort d’Abdul Aziz, correspondant du journal Azadi, dans la vallée de Swat (Nord-Ouest). Après avoir été kidnappé le 27 août 2008 par des taliban, il avait été tué deux jours plus tard lors d’un bombardement de l’armée pakistanaise. Abdul Aziz, âgé de 33 ans, s’était rendu à Peochar pour s’entretenir avec des responsables taliban pour comprendre pourquoi son nom avait été ajouté à une liste noire établie par les djihadistes. "Son nom était sur la liste des personnes à abattre car il était un journaliste courageux qui critiquait les militants islamiques", a expliqué un collègue, Mumtaz Buneri.
De même, aucun militaire n'a été sanctionné pour la mort, en novembre 2008, de Qari Muhammad Shoaib, reporter du journal local Khabarkar, tué par les tirs d’un groupe de soldats. Alors qu’il rentrait chez lui, avec l’un de ses proches, en voiture, les militaires ont ouvert le feu sans préavis. Des responsables militaires à Mingora ont officiellement regretté l’incident et promis une indemnisation à la famille.
Enfin, personne n'a été arrêté pour le plastiquage, en janvier 2009, du domicile de Hameedullah Khan, correspondant du journal Dawn et de la chaîne Dawn TV dans la vallée. En juillet 2008, des hommes armés avaient déjà brûlé un magasin dont le journaliste était propriétaire.
Reporters sans frontières demande aux autorités de police et de justice de déterminer si les responsables taliban actuellement en détention sont impliqués dans ces crimes commis en 2008 et en 2009.
Relations avec l'armée
L'armée, victorieuse sur le terrain, paraît plutôt coopérative avec la presse locale. "Nous pensons que le rôle des médias dans le district, dans un contexte post-taliban, est décisif. Ils permettent d'informer les gens sur ce que fait le gouvernement pour rétablir la paix dans ces zones", a affirmé le major Mushtaq Khan, porte-parole local de l'armée, à Reporters sans frontières. "Désormais, dans le district de Swat, il n'y a plus de restrictions pour les médias et nous pensons que le partenariat avec eux est crucial pour garantir le succès de l'opération", a ajouté cet officier en charge de la communication.
Si la majorité des journalistes interrogés se félicitent du retour à la normale, ils n'en restent pas moins méfiants envers l'armée et les services secrets ISI. Ces derniers impliqués dans de nombreuses menaces et détentions extrajudiciaires de journalistes pourraient être tentés de faire taire ceux qui critiqueraient le "processus de paix" mis en place à Swat. Selon un observateur d'Islamabad, la presse locale n'a pas réellement enquêté sur les exécutions extrajudiciaires, dont certaines ont pu être commises par l'armée. La Commission des droits de l'homme du Pakistan affirme que certains cadavres retrouvés dans des fosses communes sont ceux de taliban exécutés par l'armée.
A la différence des zones tribales, l'armée a autorisé des journalistes pakistanais et étrangers à se rendre dans la vallée de Swat. Depuis fin septembre, Reporters sans frontières n'a recensé aucun cas de refus d'accès au terrain ou d'interview de la part des autorités militaires.
Une presse à soutenir
Fermés pendant près de six mois, les médias locaux ont subi des pertes financières importantes. Ghulam Farooq fait partie des nombreuses personnes qui tentent de compenser ces pertes. "Bien qu'il n'y ait eu aucune parution pendant cette période, je devais payer pour la location du bureau ainsi que pour les réparations des machines à imprimer qui ont fini par ne plus marcher puisqu'elles n'ont pas été entretenues pendant six mois," a expliqué le directeur de Shamal.
Même si les pillages de médias ont été très limités - seul le correspondant de la chaîne pakistanaise KTN s'est vu voler son matériel professionnel -, des machines et des équipements ont été rendus inutilisables par cette longue absence d'activités.
Pour faire face à l'urgence, Reporters sans frontières avait accordé en mai 2009 une aide financière aux journalistes de Swat, contraints de fuir les combats entre l’armée et les taliban. Aujourd'hui, il est nécessaire que l'Etat, et les organisations internationales, apportent des aides directes et indirectes aux médias du district. Une aide économique publique pourrait par exemple se matérialiser par une augmentation sensible des publicités gouvernementales dans les médias locaux.
Aujourd'hui, le meilleur moyen de contrer les "radios de la terreur" installées dans la région par certains chefs religieux liés aux taliban est de soutenir et renforcer les médias indépendants de la vallée de Swat.
Témoignages vidéos de journalistes de la vallée de Swat :
Enquête : Iqbal Khattak - Rédaction : Vincent Brossel
Publié le
Updated on
20.01.2016