Récit : un journaliste tchadien torturé et arbitrairement détenu pendant sept mois

Un journaliste a vécu sept mois de calvaire dans la prison de haute sécurité de Koro Toro au nord du Tchad, à plus de 600 km de la capitale N’Djamena. Reporters sans frontières (RSF) condamne fermement cette détention arbitraire et abusive, et appelle les autorités à faire toute la lumière sur les violences inouïes subies par Service Ngardjelaï.

C’est une histoire qui dépasse l’entendement. La nuit suivant les manifestations du 20 octobre 2022 qui ont mobilisé des milliers de personnes protestant contre le gouvernement militaire de transition, Service Ngardjelaï est réveillé par des bruits inquiétants. Plusieurs militaires défoncent le portail et font irruption dans sa résidence située à N'Djaména, la capitale du Tchad. Le journaliste tombe nez à nez avec un militaire qui le gifle. Malgré avoir indiqué être journaliste pour la chaîne Toumai TV, proche du pouvoir en place, Service Ngardjelaï est arrêté et, avec 15 autres personnes, ligoté au milieu de la cour et copieusement frappé à coups de bâtons et de fouets.

S’ensuit un périple de 72 heures d’une violence inouïe. Jeté à l’intérieur d’un véhicule militaire “comme des sacs” avec les autres prisonniers, le journaliste est conduit à l’école communale d’Abena, un village à dix kilomètres au nord-est de la capitale. Placé dans une salle de classe transformée en cellule, le professionnel de l’information dit avoir entendu les militaires exécuter plusieurs personnes dans la cour, dans laquelle il est lui-même frappé. Le lendemain soir, emmené avec le groupe par les militaires qui “écrasaient leurs cigarettes sur les corps des prisonniers”, Service Ngardjelaï se retrouve au bord du lac Tchad, dans un endroit isolé. Les militaires s’apprêtaient à exécuter les prisonniers, mais ils baissent finalement leurs armes à l’approche de civils dans le secteur.

Les forces armées les emmènent ensuite au commissariat central de N’Djaména, où on promet de les libérer, avant de prendre la direction du nord. Au cours du voyage où plusieurs personnes ont perdu la vie par manque de vivres, les militaires “obligent les prisonniers à prendre les corps des morts et à les jeter dans le sable”. Ils arrivent à la prison de Koro Toro, au nord du pays, dimanche 23 octobre. Dans cette bâtisse située en plein milieu du désert et isolée de tous moyens de communication, les violences gratuites, régulièrement dénoncées par les organisations internationales, y sont quotidiennes. Service Ngardjelaï y restera détenu sept mois. 

 

Fers de 12 kg aux pieds et nourriture empoisonnée

Durant sept mois, Service Ngardjelaï sera emprisonné arbitrairement dans des conditions inhumaines : “On dormait à même le sol, et on était entre vingt et trente personnes par cellule”, assure t-il. Le journaliste sera aussi soumis aux travaux forcés : “en cas de refus, les militaires attachaient des fers de 12 à 16 kilos à nos pieds. Ils étaient tellement serrés qu’ils provoquaient des plaies, qui pouvaient ensuite s’infecter”. Blessé à la côte gauche, au bras droit, et à la colonne vertébrale, il assure avoir vomi du sang.

Il retrouve toutes sortes d’objets dans sa nourriture : du sable, des lames de rasoirs, des tiges de piles électriques... Les condiments sont faits à base de farine périmée. Le journaliste est régulièrement battu par les militaires. Si certains de ses geôliers se montrent un peu plus cléments au regard de son statut de journaliste, d’autres, au contraire, redoublent de violence à son égard.

 

Une détention qui n’aurait jamais dû avoir lieu

Le professionnel de l’information n’aurait jamais dû passer tout ce temps en prison. Début novembre, quelques jours après son arrestation, une commission judiciaire, un officier de police et un juge l’auditionnent. Il est poursuivi pour attroupement non autorisé, destructions de biens, incendies volontaires, troubles à l’ordre public. Le 2 décembre, le procès de 401 prisonniers de Koro Toro s’achève, mais lui n'est pas jugé. Quelques jours plus tard, sans qu’il en ait connaissance, une ordonnance de non-lieu est prononcée à son égard : les autorités n’ont “rien trouvé de convaincant”. Il aurait dû être libéré immédiatement.

Pourtant, Service Ngardjelaï ne sera averti de cette décision que le 7 mai 2023. Ce jour-là, une commission débarque en prison pour juger les prévenus. Le journaliste y croise deux amis avocats, qui interrogent sa présence en détention alors que le nom de Service Ngardjelaï ne figure pas sur leur liste des prévenus. Il les informe qu’il a été auditionné six mois plus tôt. Les avocats retrouvent alors l’ordonnance datant de décembre. Le 12 mai 2023, après sept mois de calvaire, le journaliste sort finalement de prison. Pendant cinq mois, les autorités tchadiennes auraient  “omis” de lui signifier cette décision de remise en liberté…

Les traitements subis par Service Ngardjelaï depuis son arrestation jusqu’à sa détention dans la prison de Koro Toro sont absolument intolérables. Ce journaliste n’aurait jamais dû être arrêté, et sa détention était illégale. Qui sait ce qu’il serait advenu s’il n’avait pas croisé des avocats qui le connaissaient ? Les violences et l’acharnement contre les journalistes sont perpétrés dans l’impunité la plus totale au Tchad. RSF appelle les autorités à faire la lumière sur les allégations de torture et les conditions de la détention arbitraire et abusive de Service Ngardjelaï.

Sadibou Marong
Directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF

Un mois et demi après sa libération, Service Ngardjelaï porte encore les stigmates de son séjour en prison. Le journaliste souffre de douleurs intenses au niveau de la colonne vertébrale et bouge difficilement ses bras et ses doigts. Ses traumatismes sont également psychologiques. Il estime, en outre, être suivi et observé depuis sa libération, notamment par des personnes à bord de voitures aux vitres teintées.

L’exercice du journaliste demeure très dangereux au Tchad, un des pays composant le Sahel, zone dont certaines régions sont particulièrement marquées par l’insécurité et la présence de groupes armés. Trois journalistes sont morts depuis 2019, dont Orédjé Narcisse, tué par balle par des individus en tenue militaire lors des manifestations du 20 octobre 2022. Ses meurtriers n’ont jamais été arrêtés. En dix ans, 62 journalistes ont été arrêtés et 19 ont fait l’objet d'agressions. 

Le Tchad occupe la 109e place au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2023.

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