Meurtre de Saleem Shahzad, "l’ISI étouffe sous des monceaux de culpabilité"

Reporters sans frontières est outrée par les déclarations du service de relations publiques (ISPR) de l’armée pakistanaise, dont fait partie l'Inter-Services Intelligence (ISI), à l’encontre de Human Rights Watch, concernant le rapport de la commission d’enquête sur le meurtre du journaliste Syed Saleem Shahzad.

Le communiqué de presse, publié le 16 février 2012, survient dans un contexte de détérioration permanente des conditions de travail pour les professionnels des médias au Pakistan, pris en étau entre les taliban et les forces de sécurité.

  

"Il est inacceptable qu’une organisation aussi respectable soit victime d’attaques de la part du suspect principal du meurtre de Saleem Shahzad. Ces déclarations, qui constituent un véritable déni de justice par l’ISI, méritent d’être réfutées point par point. Elles indiquent non seulement que l’agence de renseignement n’a aucune intention de prendre en compte les recommandations de la commission d’enquête, mais portent également atteinte à l’ensemble de la communauté des médias et aux organisations qui les défendent," a déclaré l’organisation.

  

"L’Inter-Service Intelligence ne constitue pas l’unique menace qui pèse sur les médias au Pakistan, mais son implication dans de nombreux cas de détentions extra-légales et de menaces de journalistes est avérée. A la lumière des informations recueillies par la commission d’enquête, la prise de mesures significatives afin de limiter l’impact désastreux d’une agence gouvernementale sur la liberté de la presse et de l’information s’impose à Islamabad", a ajouté Reporters sans frontières.

  

Le 31 mai 2011, le corps sans vie de Syed Saleem Shahzad avait été retrouvé dans sa voiture. Le journaliste d’investigation d’Asia Times, qui travaillait notamment sur le militantisme et Al-Qaeda, était porté disparu depuis deux jours. Les soupçons des journalistes pakistanais, ainsi que de plusieurs organisations non gouvernementales, se sont rapidement portés sur l’ISI. Selon certaines sources, proches du journaliste, Saleem Shahzad avait, par le passé, fait état de plusieurs avertissements de la part des agences de sécurité, à cause de ses reportages.

  

Le 10 janvier 2012, la Commission d’enquête constituée pour faire la lumière sur l’enlèvement et le meurtre du journaliste a remis son rapport au gouvernement pakistanais.

  

Reporters sans frontières répond point par point au communiqué de presse de l’ISPR :

 

1) Communiqué de presse (ISPR): "Certaines références pertinentes peuvent se fonder sur le témoignage de M. Zafar Mehmood Sheikh, un très proche ami de Saleem Shahzad, aux pages 30 à 35" ;

  

Commentaires de Reporters sans frontières (RSF) : La déclaration de Zafar Mehmood Sheikh, journaliste et ami de Saleem Shahzad, fait référence aux propos du journaliste Hamid Mir. Ce dernier explique que des "informations et des preuves circonstanciées" pointent directement vers "une agence de sécurité du gouvernement", dont il a lui-même subi les menaces.

  

Dans l’éventualité, concédée par le journaliste, d’un commanditaire étranger, le journaliste fait référence aux Etats-Unis qui, pour tuer Ilyas Kashmiri, un membre d’Al-Qaeda, auraient fait appel à des "opérateurs locaux". Ces opérateurs auraient supposément identifié Saleem Shahzad comme unique source, ou tout du moins la plus accessible, pour obtenir des informations sur Ilyas Kashmiri. Selon cette thèse, et à supposer que Saleem Shahzad eusse des renseignements décisifs pour l’opération dont a résulté la mort d’Ilyas Kashmiri, les opérateurs auraient été contraints de torturer le journaliste pour obtenir des informations sur Al-Qaeda, présentée comme alternative crédible aux menaces à son encontre. Par ailleurs, ce scénario est en contradiction directe avec les propos de la journaliste Naseem Zehra, qui a affirmé que, parmi les interlocuteurs professionnels de Saleem Shahzad, figuraient les services diplomatiques américains.

  

2) ISPR : "les remarques de la commission au sujet de la conformité de l’ISI et le témoignage détaillé aux pages 58, 59 et 66" ;

  

CE, page 59 (déclaration de l’ISI) : "Il (NDLR : Shahzad) avait faussement cité un officier non identifié des services de renseignement" ;

  

page 60 (déclaration de l’ISI) : "l'ISI opère dans un environnement tendu et est engagée dans de nombreux défis complexes, à la fois internes et externes, et c’est afin de compromettre sa capacité à relever ces défis que l'ISI est souvent entraînée dans ces controverses." ;

  

page 63 (déclaration de l’ISI) : "les allégations contre les forces armées du Pakistan et l’ISI font partie d’un plus grand jeu qui vise à déstabiliser l’Etat pakistanais." ;

  

page 65 (déclaration de l’ISI) : "Bien que je n’ai pas de preuves concrètes" ;

  

page 65 (CE à propos des déclarations de l’ISI) : "aucune explication n’a été fournie pour cela" ;

  

page 65 (idem) : "Je ne me souviens pas de la date exacte de la rencontre" ;

  

page 68 (déclarations de l’Amiral Adnan Nazir) : "Je ne peux pas faire de commentaire sur les écrits de Saleem Shahzad au sujet d’Ilyas Kashmiri, mais j’ai (un) sentiment et une idée" ;

  

page 68 (CE à propos des déclarations de l’Amiral Adnan Nazir) : "Comme ce témoin n’était en mesure de fournir aucune explication plausible (…) le témoin a été de nouveau appelé" ;

  

page 103 (CE à propos des déclarations de l’Amiral Adnan Nazir) : "Mais comme mentionné plus tôt, le monsieur qui s’est vu donné par deux fois sa chance, n’a pas apporté d’explications satisfaisantes" ;

  

RSF : Outre le fait que la majeure partie de la représentation de l’ISI ait été confiée à un officier d’un rang inférieur à celui attendu pour une affaire de cette importance, à plusieurs reprises, les déclarations de l’ISI ont été jugées vagues ou insuffisantes par la commission d’enquête. Elles reflètent plutôt un refus de coopérer de l’agence de renseignement.

  

3) ISPR : "concernant aucun témoin /document qui n’est en mesure de ‘pointer quelqu’un du doigt’ à la page 86" ;

  

CE, page 85 : "PREUVE DIRECTE : ‘A’ a vu ‘B’ commettre le meurtre de ‘C’, le témoignage de ‘A’ sur cet incident est une preuve directe." ;

  

page 98 : "A propos du point de contrôle de sécurité, rien ne peut être tenu avec certitude, concernant comment, quand (à quelle heure) et lesquels de ces points ont été éludés, étant donné que l’on ne sait pas quand et par où sont passés les coupables en emmenant Saleem et sa voiture hors d'Islamabad " ;

  

RSF : L’affirmation, page 86, de la commission d’enquête concerne en réalité la présence de témoins oculaires du kidnapping de Saleem Shahzad. Les personnes entendues par la commission sont qualifiées à tort par l’ISPR de "témoins", puisqu’il a été établi que le kidnapping s’était déroulé à l’abri des regards. Il est absolument faux d’affirmer qu’aucun des auditionnés n’a été capable de pointer du doigt les auteurs du meurtre de Shahzad. Les personnes entendues par la commission ont, à plusieurs reprises, fait part de leur conviction sur l’implication de l’ISI.

  

Par ailleurs, comme le souligne la journaliste Naseem Zehra (page 34), l’absence totale d’images de vidéo surveillance, y compris aux postes routiers de sécurité, est un élément troublant, qui suggère un stratagème sophistiqué afin d’éviter la surveillance vidéo, ce qui n’est en aucun cas le modus operandi d’organisations terroristes et militantes. De plus, ces organisations ont pour habitude de revendiquer leurs actes de représailles, soit explicitement, soit par une signature dans leur mode d’action, afin d’y ajouter un effet dissuasif.

  

4) ISPR : "à propos des accusations injustifiées de manque de tact envers les journalistes et les remarques de la Commission à la page 89." ;

  

CE, page 89 : "Mais la question est combien de ces personnes ont été éliminées par l’ISI et quelles sont les preuves" ;

  

RSF : Le fait, énoncé par la commission, qu’aucun journaliste ne soit venu témoigner est un indicateur flagrant de la censure que s’imposent les professionnels des médias quand il s’agit de dénoncer les agissements de l’ISI. Si l’apport de récits d’expériences personnelles impliquant l’ISI, soutenus ou non par des preuves matérielles, était effectivement encouragé par la commission, quelle autre raison rationnelle que la peur de représailles, peut expliquer l’absence de témoignages ?

  

Reporters sans frontières rappelle que, même en l’absence de témoignages probants auprès de la commission d’enquête, les violences prêtées à l’ISI sont connues de l’organisation depuis de nombreuses années. Entre 1999 et 2006, l’organisation recensait 21 cas de kidnappings par l’agence de renseignement. Entre les mois de mars et juin 2006, Mukesh Rupeta, correspondant de la chaîne de télévision pakistanaise Geo TV, et Sanjay Kumar, cameraman indépendant, ont passé plus de trois mois de détention au secret, après avoir été enlevés par les services secrets. Des traces visibles de torture ont pu être constatées à leur libération.

  

Au regard des précédents commentaires et des informations recueillies par Reporters sans frontières, l’organisation affirme que :

 

- Les accusations portées contre l’ISI, loin d’être infondées, sont partagées par de nombreux journalistes pakistanais et organisations nationales et internationales de défense des journalistes et des droits de l’homme.

  

- L’ISI n’a pas su convaincre de sa volonté de coopérer avec la commission d’enquête.

  

- Reporters sans frontières est une organisation indépendante ne participant à aucune "campagne médiatique" de dénigrement.

  

- Les recommandations du rapport d’enquête doivent être traduites en actes par le gouvernement pakistanais, qui doit prendre toutes les mesures possibles afin de faire cesser les attaques à l’encontre des professionnels des médias et de mettre un terme à l’impunité dont jouissent leurs auteurs.

  

Le Pakistan figure au 151ème rang, sur 179 pays, dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.

Publié le
Updated on 16.02.2022