Messieurs et Mesdames les sénateurs, Messieurs et Mesdames les députés,
Nous sollicitons votre attention au sujet de la loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 (LPM), définitivement adoptée en deuxième lecture par les sénateurs le mardi10 décembre. Plus particulièrement, la présente requête porte sur la constitutionnalité de son article 20, anciennement article 13, visant à définir les modalités des interceptions légales des télécommunications exercées par les ministères de la Défense, de l'Intérieur, de l'Économie et des Finances, et du Budget.
Cet article autorise notamment la capture en temps réel d'informations et de documents auprès des hébergeurs et des fournisseurs de service, dans le cadre d'une procédure administrative, sans contrôle judiciaire, au simple motif de recherche de renseignements touchant à « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous ».
La loi explique que les termes « documents » et « informations » regroupent :
- les données techniques relatives à l'identification des numéros d'abonnement ou de connexion,
- les données des connexions d'une personne désignée,
- la localisation des équipements utilisés,
- les communications portant sur la liste des numéros appelés et appelant,
- la durée et la date des communications.
Cette liste n'est pas exhaustive, et le terme « documents » n'est ici pas défini, ce qui risque d'étendre l'application de la loi à d'autres éléments non cités, laissés à la discrétion des responsables de sa mise en œuvre.
Le plus inquiétant dans cet article est bien le fait qu'aucune mesure concrète ne vient contrôler la nécessité et la proportionnalité du recueil des données ni garantir l'effacement de données récoltées inutilement dans le cadre d'une enquête. La validation de la demande d'interception par une « personne qualifiée », installée auprès du Premier ministre auquel il devra son poste, et éventuellement le renouvellement de sa fonction, ne constitue en rien une garantie.
La loi ne prévoit pas de mécanismes pour contester judiciairement la légalité du recueil de données. Seule une autorité administrative, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), disposera d'un accès au dispositif de recueil des informations. Celle-ci ne pourra donner qu'un avis a posteriori en cas de manquements. Les données ayant déjà été récoltées, ce contrôle après coup apparaît dès lors inutile.
Ce dispositif ainsi que les incertitudes relatives à la rédaction du texte violent manifestement plusieurs dispositions constitutionnelles au premier rang desquelles :
- Les articles 2 et 11 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 garantissant la protection de la vie privée et la liberté d'expression
- Les dispositions de l'article 16 de la Déclaration précité impliquant qu'il ne peut être porté une atteinte substantielle au droit des personnes d'exercer un recours effectif devant une juridiction (2012-288 QPC, 17 janvier 2013)
- L'objectif à valeur constitutionnelle de “l’intelligibilité et l’accessibilité de la loi” qui “oblige à prendre des dispositions précises et non equivoques” – Cons. Const. n°2005-514 DC, 28 acr. 2005, cons.14
- L'article 34 de la Contitution prévoyant que la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques
- L'article 66 de la Constitution qui fait du juge judiciaire le garant des libertés individuelles
Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'université de Paris I La Sorbonne, a d'ailleurs manifesté ses doutes sur la constitutionnalité de cette loi, qualifiant, dans l'
édition du 13 décembre 2013 des Échos, l'article 13 de "cavalier législatif".
La Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL)
déplore de ne pas avoir été consultée alors que son rôle est précisément de donner un avis a priori sur de telles mesures afin de s'assurer de leur respect des libertés individuelles.
Le Conseil National du Numérique (CNN) a également réagi en pointant du doigt l'absence de débat public sur un projet de loi concernant l'ensemble des citoyens.
La Fédération Internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH) et la Ligue des Droits de l'Homme (LDH) ont
toutes deux demandé le 9 décembre dernier à ce que l'article 13 soit retiré du projet de loi.
Reporters sans frontières a communiqué le 10 décembre son inquiétude quant aux implications de cette loi sur le travail des journalistes et la protection des sources http://fr.rsf.org/france-rsf-s-inquiete-de-la-surveillance-11-12-2013,45588.html.
La Quadrature du Net a également exprimé son indignation et
demandé aux parlementaires la suppression de l'article 13 lors du vote du projet de loi.
Les révélations d'Edward Snowden sur les pratiques de surveillance massive de la NSA, celles du Monde, dans son édition du 29 novembre, sur les relations étroites entre la DGSE et la NSA, et l'ouverture par le parquet de Paris d'une enquête préliminaire sur les violations des droits individuels qui auraient été commises en France par le biais de ces programmes, laissaient espérer une prise de conscience de la nécessité d'introduire des mécanismes de contrôle des mesures de surveillance. Au lieu de cela, on observe une course à la surveillance qui heurte les principes démocratiques, et ce malgré l'adoption, le 20 novembre dernier, par l'Assemblée générale des Nations unies d'une Résolution relative au droit à la vie privée à l'ère du numérique, qui va à contresens de la loi qui vient d'être adoptée.
Quel signal envoyons-nous à la communauté internationale ? Après avoir soutenu et encouragé les printemps arabes qui ont démontré, en Tunisie ou en Libye, les dérives d'un dispositif de surveillance généralisé, comment expliquerons-nous demain que la France se soit dotée d'une loi facilitant la surveillance de masse ?
Les organisations signataires de cette lettre vous demandent par conséquent de faire partie des
60 parlementaires nécessaires pour saisir le Conseil constitutionnel afin que celui-ci se prononce sur la conformité de cette loi par rapport à notre Constitution.
Nous vous remercions par avance pour l’attention que vous porterez à nos demandes et vous prions d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de notre haute considération.