Lettre ouverte au président Hamid Karzai avant la conférence de Paris
A la veille de la conférence internationale de soutien à l'Afghanistan, qui se tient le 12 juin 2008 à Paris, Reporters sans frontières adresse une lettre ouverte au président Hamid Karzai pour lui demander de prendre des engagements clairs en faveur de la liberté de la presse, alors que les violences contre les journalistes ne cessent d'augmenter.
Président de la République
Kaboul - Afghanistan
Monsieur le Président, A la veille de la conférence sur le développement et la reconstruction de l'Afghanistan qui se tient à Paris le 12 juin 2008, Reporters sans frontières vous appelle à prendre des engagements clairs pour que la liberté de la presse, actuellement menacée dans votre pays, soit mieux protégée. Presque sept ans après la chute du régime des taliban, l'Afghanistan compte près de 300 journaux, dont 14 quotidiens, plus de dix chaînes de télévision et de radios privées et sept agences de presse. Le pays n'a jamais recensé autant de médias et de journalistes. Mais parallèlement, les violences contre la presse n'ont cessé d'augmenter. Ainsi, de juin 2007 à juin 2008, Reporters sans frontières a relevé pas moins de 18 agressions, 23 menaces de mort, 14 interpellations et 4 enlèvements. Des dizaines d'autres journalistes ont été contraints de démissionner en raison de pressions extérieures. Nous attendons aujourd'hui que vous preniez l'engagement devant la communauté internationale à Paris de régler certains des dossiers les plus importants concernant la liberté de la presse. Si cela n'est pas fait, votre gouvernement risque de perdre la confiance des journalistes afghans et le soutien de l'opinion publique internationale, compliquant ainsi la tâche des Etats, notamment ceux de l'Union européenne, qui soutiennent financièrement, militairement et politiquement votre administration. Vous ne pouvez l'ignorer, Monsieur le Président, le cas du jeune journaliste Sayed Perwiz Kambakhsh a ému le monde entier. Sa condamnation à mort par un tribunal de Mazar-i-Charif a provoqué une vague d'indignation légitime. Plus d'un million de personnes ont déjà signé une pétition lancée par le quotidien britannique The Independent demandant la libération du jeune homme. Les récentes révélations sur les tortures qu'il a subies de la part de membres des services de sécurité ont jeté un doute sur la capacité de votre gouvernement à respecter les standards internationaux en la matière. Comment pouvez-vous demander un soutien plus large des pays occidentaux quand, au même moment, dans votre pays, des juges, des procureurs, des responsables politiques, des chefs religieux s'en prennent à des journalistes, parfois en recourant à la violence ? La libération et l'annulation de la condamnation à mort prononcée contre Sayed Perwiz Kambakhsh serait un signe positif dans ce panorama bien sombre. Par ailleurs, l'impunité qui perdure dans de nombreuses affaires concernant des journalistes afghans est inacceptable. Ainsi, l'incapacité de la police et de la justice à mettre la main sur les assassins de Zakia Zaki, directrice de la Radio de la Paix, fragilise vos engagements internationaux en faveur du respect de l'Etat de droit. Cette impunité encourage de nouvelles violences contre les femmes journalistes. Depuis l'assassinat de Zakia Zaki, il y a un an, des dizaines de journalistes afghanes ont été agressées, menacées ou réduites au silence. Seule votre volonté de résoudre ces affaires peut permettre d'enrayer ces attaques. Sans actes, les paroles apaisantes de vos ministres n'ont aucune efficacité. Au cours des derniers mois, au moins dix femmes journalistes ont été agressées dans la seule province d'Herat. "L'inactivité des autorités est un élément important dans l'augmentation de ces attaques", explique Rahimullah Samandar, président de l'Association des journalistes indépendants afghans (AIJA). A Mazar-i-Charif, au début de l'année 2008, trois femmes journalistes ont été menacées de mort par des inconnus. "Pourquoi vous travaillez avec les Américains ? Attention, on va te tuer", "Si tu continues de te montrer à la télévision, on peut enlever ta sœur, ta mère et d'autres membres de ta famille", ont prévenu les auteurs de ces appels anonymes. Malgré leurs demandes répétées, les journalistes n'ont pas obtenu de protection de la police. Reporters sans frontières a recueilli des témoignages accablants sur l'incapacité des autorités à assurer la protection des journalistes dans des villes comme Herat. La journaliste Khadijeh Ahadi, de la radio Faryad, a été obligée de quitter la ville de l'ouest afghan après avoir été menacée de mort. Elle animait une émission de radio très populaire au cours de laquelle elle donnait la parole aux habitants sur leurs conditions de vie. De son côté, Hasam Shams, ancien directeur de l'antenne à Herat de la télévision d'Etat, a été contraint de démissionner suite aux pressions. "La renaissance médiatique s'est faite avec la participation de jeunes journalistes, mais les ennemis de la liberté de presse, notamment les hommes armés par les anciens chefs de guerre, ne tolèrent pas l'émergence de ces médias. Ils ont le pouvoir de nous empêcher de travailler", a commenté Hasam Shams. Selon Najiba Ayubi, la directrice du groupe de presse TKG, la situation est particulièrement inquiétante dans les provinces : "La présence de la communauté internationale et des journalistes étrangers dans la capitale oblige le gouvernement à tolérer la liberté de la presse, même s'il ne l'aime pas vraiment. Mais dans les provinces, les responsables font ce qu'ils veulent. Tant que ces hommes hostiles à la liberté d'expression auront des armes et le soutien du gouvernement, il n'y a pas d'espoir pour les journalistes." De nombreux journalistes afghans interrogés par Reporters sans frontières sont extrêmement critiques envers l'action de votre gouvernement à leur égard. "L'Etat a perdu son honneur en se montrant incapable de protéger la liberté d'expression", estime Saad Mohseni, directeur de la chaîne privée Tolo TV, fréquemment harcelé par les autorités judiciaires et religieuses. Comme vous ne pouvez l'ignorer, Monsieur le Président, les attaques se concentrent essentiellement sur les médias indépendants, souvent critiques des autorités nationales et locales. Bien entendu, votre gouvernement n'est pas le responsable des violations les plus graves. L'assassinat cette semaine d'Abdul Samad Rohani, journaliste de la BBC et de l'agence de presse Pajhwok dans la province de Helmand (Sud), par les hommes d'un commandant taliban a, une nouvelle fois, démontré la barbarie des insurgés. Déjà en 2007, Sayed Agha et Adjmal Nasqhbandi, le chauffeur et le guide du reporter italien Daniele Mastrogiacomo, avaient été tués par des taliban dans la même province de Helmand. Enfin, nous souhaiterions que les diplomates afghans puissent intervenir en faveur d'Ali Mohaqiq Nasab, directeur du mensuel Haqoq-e-Zan (Droits des femmes), qui connaît une situation difficile en Iran. Bien qu'il ait été libéré sous caution le 29 mai 2008 après avoir passé 86 jours à la prison du ministère des Renseignements dans la ville de Qom (150 km au sud-ouest de Téhéran), il est toujours harcelé en Iran et en Afghanistan. Jamais dans l'histoire moderne de l'Afghanistan, la population n'avait eu accès aussi librement à des informations produites par des Afghans pour des Afghans. Auparavant, les médias les plus populaires étaient étrangers, notamment la BBC ou VOA. Aujourd'hui, les Afghans, notamment les jeunes, plébiscitent les médias indépendants. Mais ce sont ceux-là mêmes qui sont les victimes des attaques, des pressions et d'un harcèlement juridico-religieux, souvent initié par vos partisans. Monsieur le Président, nous espérons que nous pouvons trouver en vous un interlocuteur réceptif à notre requête et que vous ferez votre possible afin de mettre un terme à cette situation inquiétante. Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma très haute considération.
Secrétaire général