Les menaces de mort, reflet d’un climat de haine contre les journalistes critiques en Turquie
Reporters sans frontières (RSF) dénonce fermement les menaces de mort proférées contre le journal Karar par le chef mafieux Alaattin Çakıcı. L’organisation y voit un nouveau reflet du climat de haine entretenu contre les journalistes critiques en Turquie, et appelle les autorités à y mettre fin.
Un appel au meurtre : le message du mafieux emprisonné Alaattin Çakıcı, brièvement publié sur Instagram le 29 juin 2018, ne laisse pas de place au doute. “Toute ma vie, j’ai toujours prévenu ceux à qui j’allais faire du mal”, écrit-il avant de s’en prendre aux collaborateurs du quotidien Karar. “Ils seront punis, en Turquie ou à l’étranger. Je m’adresse à tous ceux qui m’ont dit : ‘ordonne-nous de tuer, ordonne-nous de mourir’. [Qu’ils] accomplissent leur devoir.”
Les célèbres journalistes Ali Bayramoğlu, Etyen Mahçupyan, Akif Beki, Hakan Albayrak, İbrahim Kiras et Gürbüz Özaltınlı sont nommément visés. Le mafieux demande seulement à ses partisans d’épargner l’éditorialiste Elif Çakır, car “c’est une femme”. Alaattin Çakıcı n’en veut pas seulement à Karar pour un article qualifiant d’“insolente” sa demande d’amnistie. Il accuse le journal d’avoir pris le parti de “l’alliance du Mal” au lieu de soutenir la coalition menée par le président Recep Tayyip Erdoğan aux élections du 24 juin. D’après lui, Karar est à la solde des Etats-Unis et de la confrérie Gülen, désignée par les autorités comme le cerveau de la tentative de putsch de juillet 2016.
“Nous prenons acte des mesures de protection prises par la police, déclare le représentant de RSF en Turquie, Erol Önderoğlu. Mais ces menaces s’inscrivent dans un climat de haine contre les journalistes critiques nourri par les autorités, la classe politique et de nombreux médias. Nous sommes extrêmement inquiets des débordements violents auxquels pourrait conduire cette rhétorique incendiaire. Il est de la responsabilité des autorités de cesser de banaliser la violence verbale et de donner le signal de l’apaisement.”
La police a rapidement annoncé qu’elle mettait sous protection les journalistes de Karar. Certains d’entre eux, comme Ali Bayramoğlu, l’étaient déjà depuis plusieurs années du fait de menaces récurrentes. Un véhicule de police a été posté devant la rédaction et le parquet d’Ankara a annoncé l’ouverture d’une enquête.
Incarcéré depuis 2004, Alaattin Çakıcı est réputé proche du parti ultranationaliste MHP, allié clé du président Erdoğan lors des élections du 24 juin. Son leader, Devlet Bahçeli, a appelé à de nombreuses reprises à la libération du mafieux, à qui il est venu rendre visite à l’hôpital en mai. Le 26 juin, Devlet Bahçeli a lui-même rendu publique une liste de 70 personnalités, dont de nombreux journalistes, accusés de l’avoir “diffamé sans relâche” durant la campagne électorale.
Le président Erdoğan et les autres dirigeants du parti au pouvoir AKP ont l’habitude de s’en prendre avec virulence aux journalistes critiques, qu’ils traitent régulièrement de “terroristes” ou de “traîtres”. Ce climat d’intimidation, qui n’a eu de cesse de s’intensifier avec le mouvement de protestation du parc Gezi en 2013 et la reprise des combats avec les rebelles kurdes du PKK en 2015, culmine depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016. Les médias pro-gouvernementaux se livrent eux aussi à une propagande débridée qui ne recule pas devant le lynchage médiatique.
La Turquie occupe la 157e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2018 par RSF. Déjà très préoccupante, la situation des médias est devenue critique sous l’état d’urgence proclamé à la suite de la tentative de putsch : près de 150 médias ont été fermés, les procès de masse se succèdent et le pays détient le record mondial du nombre de journalistes professionnels emprisonnés.