La liberté d'expression obtient gain de cause en France. A quand le tour de la Turquie?
Organisation :
Reporters sans frontières salue la décision du Conseil constitutionnel, qui a déclaré le 28 février 2012 que « la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution ».
« Nous sommes satisfaits que le principe de la liberté d’expression n’ait pas été sacrifié au nom d’une cause, si juste soit-elle. La dangereuse brèche ouverte par cette loi est pour l’instant refermée, mais elle a déjà causé du tort à la crédibilité des valeurs démocratiques défendues par la France, ainsi qu’aux défenseurs des droits de l’homme et de la cause arménienne en Turquie. Nous appelons l’ensemble de la classe politique française à renoncer à toute idée d’y revenir. Ce précédent doit l’inciter à écarter définitivement ses velléités d’établir une histoire officielle par des lois mémorielles », a déclaré l’organisation.
« Les autorités turques sont désormais face à leurs responsabilités. Durant de longues semaines, elles ont condamné, au nom de la liberté d’expression, l’ingérence des législateurs français sur le terrain de l’histoire. A elles désormais de prouver que ces discours n’étaient pas de circonstance, en permettant aux citoyens turcs de mentionner l’existence du génocide arménien sans craindre de se retrouver devant les tribunaux. Le minimum de cohérence voudrait qu’elles dépénalisent immédiatement l’insulte à la nation turque (art. 301 du code pénal) ou à la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk (loi n°5816 du 25 juillet 1951). »
« Cette décision n’exonère pas la Turquie de regarder enfin son histoire en face, bien au contraire. Privée du prétexte de la ‘main de l’étranger’, Ankara doit impérativement lever la chape de plomb de l’histoire officielle de la République turque, ouvrir un débat en profondeur sur le sort des minorités nationales, et mettre fin à la criminalisation croissante de l’activité journalistique », a conclu Reporters sans frontières.
Le 25 janvier 2012, l’organisation avait écrit aux parlementaires pour leur demander de saisir le Conseil constitutionnel afin qu’il examine la conformité du texte avec la loi suprême (voir ci-dessous). L’incitation « à la discrimination, à la haine ou à la violence » reste punie par l’article 24 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.
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26.01.2012 - Loi pénalisant la négation des génocides : Reporters sans frontières demande aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel
Le 25 janvier 2012, Reporters sans frontières a adressé ce courrier aux députés et sénateurs français:
Madame, Monsieur,
Au lendemain de son adoption par le Sénat, Reporters sans frontières souhaite vous rappeler ses inquiétudes quant à la proposition de loi « visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ».
Au-delà des riches débats qui ont eu lieu sur le fond, un certain nombre de points posent toujours question quant à la constitutionnalité de cette loi. Les échanges entre partisans et opposants, impliquant d’éminentes personnalités, ont été suffisamment vifs, et ils touchent assez au cœur de nos droits fondamentaux, pour que l’avis des Sages soit considéré comme indispensable même par ceux qui ont défendu ce projet. Aussi, nous vous prions instamment de réclamer la saisine du Conseil constitutionnel.
De ce point de vue, quatre aspects essentiels nous inquiètent : un conflit avec le principe du droit à la liberté d’expression ; la non proportionnalité des délits et des peines ; un abus de compétence de la part du Parlement ; et le manque de clarté de la loi.
Nous partageons entièrement la soif de justice de nos amis qui ont milité pour l’adoption de cette loi, et nous comprenons parfaitement la douleur des descendants de victimes. La lutte contre le négationnisme et la haine qui s’en nourrit constitue évidemment un objectif nécessaire et louable. Mais nous le répétons, ce but ne peut être atteint au prix de la violation du principe constitutionnel de la liberté d’expression. Eriger la vérité historique en dogme inattaquable imposé par l’Etat, ouvre la porte à de dangereuses dérives. C’est précisément ce que font les autorités turques lorsqu’elles punissent ceux qui mentionnent l’existence du génocide arménien de 1915.
Quels garde-fous nous prémunissent contre de futures dérives ? Les revendications sont nombreuses et si demain le législateur « reconnaît » une quinzaine de génocides, la recherche historique risque bientôt de ressembler à un champ de mines. La négation des génocides est-elle en passe de devenir « le nouveau blasphème », selon l’expression de Me Henri Leclerc ?
Contrairement à un autre principe constitutionnel, les peines prévues par cette loi ne sont ni nécessaires, ni proportionnées. Prévoir une peine d’emprisonnement pour sanctionner un abus de la liberté d’expression, est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), aux principes de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et à d’autres obligations internationales de la France.
Autre motif d’interrogation justifiant un examen de la loi par les Sages : comme le souligne Robert Badinter, « le Parlement français n’a pas reçu de la Constitution compétence pour dire l’histoire ». Les parlementaires sont-ils vraiment dans leur rôle lorsqu’ils prétendent juger de l’histoire mondiale ? Est-ce bien conforme au principe de la séparation des pouvoirs ?
Enfin, nous avons bien pris connaissance des arguments du législateur, qui entendait permettre au juge de faire la différence entre un acte délibéré qui confine à l’incitation à la haine, et un négationnisme qui ne découle que de l’ignorance et de la propagande. Il s’agit effectivement d’un point essentiel. Mais ces nuances n’ont malheureusement pas abouti à des termes clairs et précis dans la loi. A partir de quand un journaliste, un blogueur ou un historien saura-t-il où commence la « contestation ou la minimisation outrancière » qui tombe sous le coup de la loi ? La clarté de la loi est pourtant un objectif à valeur constitutionnelle, de manière à rendre son application prévisible. S’il n’est pas soumis à une interprétation stricte de la loi, le juge dispose d’une marge de manœuvre qui confine à l’arbitraire, surtout sur une question où la pression sociale peut être grande.
Pas plus que la démocratie ne s’impose à coups de canon, l’évolution des mentalités et la réconciliation nationale ne sauraient s’imposer par une loi répressive et liberticide, qui plus est adoptée à l’étranger.
En vous remerciant par avance de l’intérêt que vous voudrez bien porter à notre requête, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes respectueuses salutations.
Jean-François Julliard
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Publié le
Updated on
20.01.2016