L’achat du silence : enquête RSF sur les clauses de confidentialité qui font taire les journalistes en France

Comment informer sur les enjeux des médias et de leurs actionnaires après avoir été sommés de se taire ? En France, l’extension du groupe Bolloré et le départ massif de journalistes de médias d’information a mis au jour une pratique : des centaines d’entre eux ont dû signer des clauses de “confidentialité”, de “non-dénigrement” ou encore de “loyauté” au moment de leur départ. Ces clauses au périmètre disproportionné leur imposent le silence et placent ainsi les intérêts d’une entreprise au-dessus du droit à l’information. Reporters sans frontières (RSF) a enquêté sur l’ampleur de ce phénomène discret aux conséquences déjà bien visibles et appelle à une limitation bien plus stricte du périmètre de ces clauses pour les journalistes, d’autant plus lorsque le champ d’activité de l’employeur s’étend au-delà de la sphère médiatique.
“En France, le droit d'une entreprise de protéger sa réputation prévaut aujourd’hui sur celui, pourtant plus fondamental, du journaliste à exercer son métier et plus grave encore, sur le droit du public à être informé. Les clauses de confidentialité, de loyauté ou de non-dénigrement disproportionnées, que de nombreux journalistes sont poussés à signer, constituent une menace pour le droit à l’information. Ce n’est pas la licéité de ces clauses qui est questionnable, c’est leur caractère illimité qui, dans le domaine du journalisme, est hautement contestable, et d’autant plus dans un contexte de concentration des médias aux mains de grands groupes. De par la fonction qu’ils remplissent, les journalistes ne sont pas des salariés comme les autres : leur loyauté devrait pouvoir s'exercer d'abord envers l'information et leur public. Or on assiste à la mise en place d’un système de loi du silence auquel les indemnités sont conditionnées.
Ces clauses signées au terme d’un contrat ne sont ni nouvelles, ni spécifiques au monde journalistique. Elles sont même présentes dans “tous les protocoles transactionnels”, indique Martin Benoist, avocat spécialisé en droit du travail. Mais dans le monde journalistique, ces obligations de non-dénigrement ou de loyauté, étendues à tout un conglomérat et sans limites temporelles, restreignent leur liberté d’expression et potentiellement leur activité professionnelle en les empêchant de critiquer ou d’enquêter librement sur des sujets liés à leur ancien employeur. Une limite importante à l’heure où la concentration des médias privés en France aux mains d’une poignée d’actionnaires et les pratiques du groupe Bolloré constituent un véritable sujet d’inquiétude et un sujet journalistique d’intérêt public. Alors que Jean-Baptiste Rivoire, ancien journaliste d’investigation à Canal+ a été condamné il y a un an, en février 2024, en vertu de ces clauses, à verser 151 000 euros pour avoir dénoncé le système Bolloré dans un l’un de nos documentaires, RSF a enquêté.
Dès 2016, à I-Télé, 148 journalistes sont partis en signant ces clauses de silence. Les vagues de départs qui se succèdent les années suivantes, à Canal+ et aussi à Europe 1, au Journal du Dimanche (JDD) ou encore à Paris Match, entraînent jusqu’à une centaine de départs par média, à chaque fois assorties des mêmes clauses. À partir de documents et témoignages, notre organisation estime qu’ils sont environ 500 journalistes à être tenus par ce type de clause depuis une dizaine d’années en France.
Cette disposition contractuelle, probablement bien plus étendue, reste difficile à mesurer par la nature même du silence qu’elle impose. “Ces clauses sont tellement floues qu’on ne sait même pas pendant combien de temps on pourra ne rien dire. Cela crée un état d'hypervigilance permanent”, témoigne une ancienne journaliste du JDD ayant requis l’anonymat. Elle réfléchit à deux fois avant de s’exprimer sur les réseaux sociaux ou d’envisager travailler sur un article lié, de près ou de loin, à son ancien employeur, par peur d’être poursuivie et de devoir rembourser les indemnités de leur rupture conventionnelle.
“C’est un dispositif pour faire peur”, appuie un autre ancien du JDD, où la longue grève de l’été 2023 s’est soldée par le départ de la quasi-totalité de l’équipe éditoriale. En partant, leurs indemnités ont été accompagnées “d'obligations de confidentialité et de loyauté” envers leur ancien employeur – à savoir Lagardère News – et dont les contours juridiques et temporels sont flous. Sept ans plus tôt, les journalistes de la chaîne d’information en continu i-Télé (devenue CNews) ont vécu un scénario similaire. Idem pour la radio Europe 1, le magazine Paris Match, la chaîne Canal+ et d’autres.
Si Emmanuel Vire, délégué syndical au syndicat national des journalistes (SNJ) affilié à la Confédération générale du travail (CGT) confirme que ces clauses ont toujours existé au sein du groupe de presse Prisma media, où il travaille depuis plus de 20 ans, il estime qu’elles se sont “durcies”. “Auparavant, il n’y avait qu’un paragraphe empêchant les salariés d’attaquer Prisma en justice après leur départ. On en restait au conflit existant, en droit du travail, entre le salarié et l’entreprise”, détaille-t-il. Les ruptures conventionnelles précisaient tout de même que le salarié sortant devait garder une “obligation de loyauté professionnelle et de discrétion” envers le groupe Prisma. Mais désormais, depuis le rachat par Vivendi en 2021, la mention de non-dénigrement et l’impossibilité de témoigner en justice contre Prisma Media ou de l’une des sociétés du groupe auquel elle appartient – à moins d’y être obligée légalement – sont incluses dans les ruptures conventionnelles.
Des clauses floues
Chez des anciens du JDD et de Paris Match – Lagardère News –, ces clauses, que RSF a pu consulter, indiquent que les ex-salariés ne doivent entreprendre aucune “action” ou “comportement”, ni faire aucun “commentaire négatif”, qui porteraient atteinte “aux intérêts et/ou à la réputation de Lagardère Media News”, maison-mère des deux médias jusqu’au rachat de Paris Match par LVMH en 2024. Et l’accord va plus loin en étendant ces interdictions à “toute autre entité du groupe Lagardère, et/ou de ses dirigeants et/ou de ses collaborateurs”. Et ce, sans aucune limite de temps. Dix ans après avoir quitté Paris Match, un ancien salarié ne peut pas évoquer les coulisses du titre. Il pourra aussi se demander s’il lui est possible d’enquêter sur quelconque sujet relatif par exemple aux Folies Bergères ou au Casino de Paris, également propriété du groupe.
Bien qu’il ne s’inquiète pas vraiment des conséquences de cette clause sur sa liberté d’expression, l’ancien journaliste d’Europe 1, Patrick Cohen, reconnaît s’être interrogé sur sa portée : “Je ne savais pas si cela concernait les dirigeants actuels [de Lagardère News] ou également les suivants, les actionnaires, etc.” Cette absence de périmètre signifie-t-elle que les ex-employés ne peuvent pas critiquer le groupe Vivendi, le nouvel actionnaire principal de Lagardère, propriété d’un certain Vincent Bolloré, qui compte désormais plus d’une quinzaine de médias dans sa sphère ?
Une entrave au droit d’informer
“Si ces journalistes veulent continuer dans le même milieu, faire de l’investigation, aller sur des plateaux télés, etc. ils y vont avec une béquille”, prévient l’avocat Martin Benoist. “L’obligation de loyauté est problématique car la définition de ‘loyauté’ est vraiment très large dans l’univers Bolloré”, commente un autre avocat ayant accompagné certains journalistes dans leurs négociations. Preuve de la sensibilité du sujet, cet avocat a tenu à préserver son anonymat en raison du caractère confidentiel des accords.
Dans ces conditions, nombreux sont ceux qui hésitent avant de partager leur expérience passée. “J'ai toujours fait très attention à ce que je disais, témoigne un ancien journaliste d’I-Télé. Les oiseaux de Bolloré sont extrêmement offensifs et agressifs et ils ont, en plus, des moyens dédiés aux actions judiciaires qui sont très importants. Ils n'hésitent pas.” En effet, le journaliste d’investigation Jean-Baptiste Rivoire pourrait en faire les frais. En 2021, RSF a sorti le documentaire Le Système B - L’information selon Vincent Bolloré, dans lequel l’ancien rédacteur en chef adjoint du programme “Spécial Investigation” sur Canal+ dénonce les pressions sur le journalisme d’enquête, qui est “censuré, abîmé et finalement supprimé” après l’arrivée du magnat breton, qu’il décrit dans le documentaire comme “quelqu’un qui gère par la terreur”. Des faits déjà rendus publics.
Pour le Conseil des prud’hommes de Boulogne-Billancourt, ces propos sont “de nature à entacher [la] réputation [des dirigeants de Canal+] et à porter atteinte à leur honneur et à leur considération”. En face, le journaliste défend avant tout sa liberté d’expression, à laquelle cette clause “porte une atteinte disproportionnée”. À la demande de la défense, RSF a souhaité intervenir en tant que témoin pour apporter son éclairage dans cette affaire, mais la justice a estimé que ce litige relevait uniquement du droit du travail.
Contacté par RSF, Canal+ n’a pas donné suite à nos questions et nos demandes d’interview sur cette affaire et sur sa politique en matière de clauses signées par ses ex-salariés. Lagardère News et Vivendi n’ont également pas répondu à nos demandes.
Partir sans rien ou négocier, au prix de son silence
L’employeur argue parfois que les journalistes ne sont pas contraints de signer ces clauses. A l’instar du président du groupe Canal +, Maxime Saada, interrogé dans le cadre de la commission d’enquête sur la TNT en février dernier : il a insisté sur le caractère volontaire des départs au sein de la chaîne et “dans des conditions économiques très satisfaisantes”, citant directement le cas de Jean-Baptiste Rivoire.
Mais du côté des journalistes, le discours est tout autre.“On se retrouve dans une situation où on a envie de partir, pas à n’importe quelles conditions évidemment, mais il faut trouver un compromis alors qu’on n’est pas en position de force, témoigne un ancien journaliste d’I-Télé. On se demande quelle sera l’autre possibilité si on refuse de signer.”
“Je savais qu'en échange de la rupture conventionnelle, il y aurait une clause, appuie une ancienne journaliste de Paris Match, mais je n’avais pas l’énergie d’aller aux prud’hommes”. Le dilemme pour les journalistes sur le départ se résume alors à partir sans rien, à savoir démissionner, ou accepter les conditions attachées aux indemnités. Et cet argent constitue également un moyen de rebondir, dans un contexte où plusieurs dizaines de journalistes vont se retrouver sur le marché de l’emploi au même moment. Au JDD, les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 83 journalistes ex-grévistes, dont la moitié était en contrat à durée indéterminée, seuls 18 ont retrouvé ce même type de contrat sécurisant un an après leur départ.
Dans certains cas, le dilemme ne se pose pas : face au changement d’actionnaires, des journalistes ont pu partir à travers la clause de cession, un dispositif qui permet aux salariés de quitter leur média tout en obtenant des indemnités. Par exemple, au sein des rédactions RMC BFM, qui connaissent une vague de départs après le rachat par CMA-CGM, une soixantaine de collaborateurs ont déjà fait valoir ce droit depuis octobre 2024. Dans ces cas-là, même si le salarié sortant se voit rappeler son devoir de discrétion tel que prévu par son contrat, il n’est généralement pas tenu de signer de dispositions supplémentaires.
Une justice et des commissions d’enquête parlementaires entravées
Quand ils ne peuvent recourir à la clause de cession, rares sont celles et ceux qui ont refusé de céder à cette pression du silence. Après 20 ans à Paris Match, Caroline Fontaine, journaliste et élue de la société de journalistes (SDJ) a contesté son licenciement aux prud'hommes, sans envisager de négociation préalable, car un accord aurait impliqué ces clauses. “C’est complètement antinomique, dénonce-t-elle. Comment, alors que notre boulot c’est de recueillir des témoignages et d’informer, peut-on nous empêcher de prendre la parole sur des choses qui sont graves ?”
Même en ayant fait le choix de garder sa liberté de parole, Caroline Fontaine est affectée par ces clauses, car ses anciens collègues qui ont choisi la voie des négociations s’engagent notamment à “s’interdire d’intervenir directement ou indirectement dans toute procédure impliquant l’une des sociétés du groupe”. Par conséquent, ils ne peuvent témoigner pour appuyer ses arguments devant la justice. “Moi je suis libre de dire ce que je veux, mais si personne n’atteste de ça, c’est parole contre parole”, déplore la journaliste.
Ce silence a même un impact sur les commissions d’enquête. Lors de son audition au sujet de la concentration des médias de 2022, l’ex-journaliste d’Europe 1 Olivier Samain rappelait ainsi être “sur un étroit chemin de crête, délimité d’un côté par la nécessité de répondre [aux] questions et de l’autre, par cette clause de loyauté”. Le sénateur socialiste rapporteur de cette commission, David Assouline, raconte, dans une interview pour le site d’information Arrêt sur images en septembre 2023, que des journalistes l’ont contacté pour livrer leur témoignage de manière anonyme, par crainte de représailles.
RSF en a elle-même été témoin dans le cadre de l’enquête de la Commission européenne sur l’affaire de “gun jumping” de Vivendi vis-à-vis de Lagardère : en tant que partie intéressée, notre organisation a cherché à récolter des témoignages au sujet de cette prise de contrôle anticipée, mais beaucoup de journalistes ont eu peur de s'exprimer ou d’être entendus par la Commission, en raison de ces clauses de confidentialité. De la même manière, quand RSF publie le 11 juillet 2024 une tribune dans Libération pour dénoncer la mutation de la radio Europe 1 en une machine à fabriquer de l’opinion, parmi les 63 signataires, 37 sont contraints à l’anonymat, parce que bâillonnés par la clause de non-dénigrement qu’Europe 1 leur a fait signer lors des plans de départ décidés en 2021.
“Comment est-ce possible de faire signer des clauses pareilles à des centaines et des centaines de journalistes aujourd'hui en France ?”, dénonçait Jean-Baptiste Rivoire en mars 2024 lors de son audition devant la commission parlementaire sur l’attribution de la TNT. Alors que le système Bolloré se caractérise par une méthode brutale pour asseoir l’emprise de l’actionnaire, un refus des règles élémentaires du journalisme et le mépris de l’histoire de médias historiques, il est important que les journalistes puissent témoigner de leur vécu au sein de ces médias. “En achetant le silence des journalistes, ils empêchent la population d'être informée de ce qu’il se passe, résume le journaliste d’investigation, soulignant que “ces clauses sont impossibles à supporter dans une démocratie”. Sa procédure en appel sera un moment crucial pour défendre le droit d’informer et éviter un précédent qui placerait le droit des entreprises au-dessus de la liberté d’expression et du droit à l’information.
Une enquête de Haïfa Mzalouat
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