La liberté de la presse retrouvée : un espoir à entretenir

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"On respire !"
Depuis l'assassinat, en avril 2000, de Jean Dominique, l'un des journalistes les plus célèbres du pays, la presse haïtienne connaissait une lente descente aux enfers. Directement responsable des agressions contre les médias par ses hommes de main - les célèbres "chimères" - Jean-Bertrand Aristide (photo) avait rejoint la liste des prédateurs de la liberté de la presse de Reporters sans frontières au printemps 2002. Quelques semaines plus tôt, un second journaliste avait été tué. En garantissant l'impunité aux assassins des deux hommes, le Président avait fait basculer la presse dans la terreur. Ce "règne" s'est terminé en apocalypse. Jamais les agressions, menaces et attentats contre les journalistes et les rédactions n'ont été aussi nombreux que lors des semaines qui ont précédé son départ, le 29 février 2004. Sept jours plus tard, les derniers débordements de ses partisans ont abouti à la mort d'un nouveau journaliste, Ricardo Ortega, envoyé spécial de la chaîne espagnole Antena 3. Depuis, les journalistes ont retrouvé leur sérénité. "On respire !", résume Marvel Dandin, directeur de rédaction de Radio Kiskeya, une importante station de Port-au-Prince fréquemment prise pour cible par les nervis du président déchu. Indéniablement, un vent de liberté souffle de nouveau sur les stations de la capitale haïtienne. Là, comme en province, l'arrivée de la Force intérimaire multinationale en Haïti (FIMH), dont l'envoi avait été voté dès le 29 février par le Conseil de sécurité des Nations unies, a contribué à stabiliser la situation en désamorçant l'esprit de revanche et en imposant un contre-pouvoir aux rebelles devenus maîtres de plus de la moitié du pays. Toutes les menaces sur la presse ont-elles pour autant disparu avec le départ du prédateur ? Ses partisans sont-ils hors d'état de nuire ? En province, on recense déjà des arrestations de journalistes par les insurgés. A Port-au-Prince, les fidèles d'Aristide crient à la chasse aux sorcières après la fermeture de Radio et Télé Timoun. Le nouveau gouvernement représente-t-il, à son tour, une menace pour la presse ? Et qu'en est-il des dossiers Jean Dominique et Brignol Lindor, bloqués depuis plusieurs mois devant la Cour de cassation ? C'est pour répondre à ces questions qu'une délégation de Reporters sans frontières s'est rendue en Haïti du 7 au 11 juin 2004. Elle a pu rencontrer des journalistes de province et de la capitale, des associations de défense des droits de l'homme et de la liberté de la presse, les avocats des familles des journalistes assassinés, des diplomates. Signe d'un changement profond de la situation, alors que Jean-Bertrand Aristide avait obstinément refusé de rencontrer l'organisation, Reporters sans frontières a pu s'entretenir avec le président par intérim, Boniface Alexandre, le Premier ministre, Gérard Latortue, et deux membres du gouvernement. Un final "néronien"

"Dans les dernières semaines du régime Lavalas, des quantités d'armes de poing ont été distribuées à l'instigation d'Aristide par les chefs d'"organisations populaires" [milices armées para-légales fidèles au Président] dans l'espoir d'un final néronien en partie réalisé", se souvient Antoine Blanc, administrateur de la chaîne privée Télé-Haïti.

Cette période est l'une des plus noires de l'histoire de la presse haïtienne. Dès le mois de décembre 2003, Reporters sans frontières s'alarme d'une nette dégradation de la liberté de la presse et met en garde contre "une politique du pire". Sur les ondes de leurs radios, des députés de Fanmi Lavalas, le parti de Jean-Bertrand Aristide, appellent leurs partisans à "préparer leurs armes" alors que dans tout le pays les manifestations réclamant le départ du Président se multiplient. Dans le Nord, au Cap-Haïtien, la situation est très tendue : le 17 décembre, Radio Maxima, qui appartient à l'un des responsables locaux de l'opposition, est fermée par des policiers qui détruisent une partie des équipements. L'ensemble des radios locales décident de suspendre leurs bulletins d'informations. Aucune information n'est plus diffusée en ville. Après une courte et relative accalmie, la tension monte rapidement début février 2004, après la chute de la ville des Gonaïves (nord-ouest du pays) aux mains du Front de résistance révolutionnaire de l'Artibonite, une ancienne "organisation populaire" proche de Lavalas qui s'est retournée contre le Président après l'exécution de son chef, Amiot Métayer, devenu encombrant pour le régime. Le 7 février, l'antenne du Cap-Haïtien de Radio Vision 2000 est investie par des partisans présumés du Président qui détruisent une partie du matériel et tentent de mettre le feu aux locaux. A Port-au-Prince, plusieurs journalistes, dont des grandes figures de la presse privée, sont menacés. Rotchild François Jr., responsable de la rédaction de Radio Métropole, est contraint de mettre sa famille à l'abri à l'étranger. Alors que les insurgés des Gonaïves et du Cap-Haïtien commencent à s'imposer, les attaques contre la presse se multiplient. A Port-au-Prince, plusieurs reporters, dont des correspondants étrangers, sont blessés pendant qu'ils couvrent la répression des manifestations de l'opposition. Au Cap-Haïtien, Pierre Elie Sem, directeur de Radio Hispaniola, est grièvement blessé le 21 février lors d'une tentative d'assassinat. Le lendemain, à Trou du Nord, les locaux de sa station sont en partie détruits par l'ancien député Lavalas Nawoom Marcellus et ses partisans. La prise de contrôle du Cap-Haïtien s'accompagne de représailles. Le 22 février, protégés par les nouveaux maîtres des lieux, des groupes de manifestants pillent et saccagent les locaux de Radio Afrika, Radio Télé Kombit (RTK, photo ci-dessus) et Radio Vérité, toutes propriétés de fidèles du Président. Au même moment, à Port-au-Prince, Radio Solidarité, proche de Fanmi Lavalas, dénonce des menaces dont elle serait victime. Sentant la fin proche, les partisans d'Aristide se déchaînent. Le 27 février, comme à l'époque de la dictature militaire (1991-1994), les locaux de Radio Vision 2000 à Port-au-Prince sont mitraillés. Le 29 février, jour du départ de Jean-Bertrand Aristide, la station est de nouveau attaquée ainsi que trois autres médias de la capitale. Parmi eux, Télé-Haïti, dernière chaîne de télévision indépendante. "L'attaque a été minutieusement planifiée", insiste Marie-Christine Mourral Blanc, propriétaire de la station. Et de souligner l'intention de nuire des assaillants : "Dix-sept véhicules ont été vandalisés et "seulement" sept volés. Ils ont détruit jusqu'aux faux plafonds des bureaux (photo). La facture totale des dommages s'élève à plus de 730 000 dollars", détaille-t-elle. Les équipements de Radio France Internationale, abritée par Télé-Haïti, n'ont pas été épargnés. Cet "assaut" vient au terme d'une période d'intimidations répétées. Marie-Christine Mourral Blanc rapporte que, début janvier, un membre de sa famille contacté par Jocelerme Privert, alors ministre de l'Intérieur, s'était entendu dire : "Il faut que tu dises à Marie-Christine qu'elle fasse attention. Elle a travaillé trop dur pour perdre sa station."

Pour la presse, ce "final néronien" s'est conclu le 7 mars par la mort du reporter espagnol Ricardo Ortega, de la chaîne Antena 3, à Port-au-Prince. Le journaliste a été tué avec sept autres civils par des militants Lavalas présumés qui ont ouvert le feu sur une manifestation d'opposants à Aristide. Les partisans d'Aristide : une menace en sommeil
La mort de Ricardo Ortega est venue rappeler à la presse que tant qu'ils seraient armés, les partisans d'Aristide continueraient à représenter une menace pour elle. D'autant que les premiers éléments de l'enquête montrent que l'embuscade au cours de laquelle le journaliste et sept autres civils sont tombés avait été mûrement préparée. Chez les propriétaires de Télé-Haïti, qui a repris ses émissions, l'inquiétude persiste. "Les partisans d'Aristide ont toujours leurs bases dans des bidonvilles, notamment La Cité de Dieu et La Saline, proches de Télé-Haïti, et représentent pour nous une menace physique claire et constante, qu'ils agissent sur instruction des dirigeants Lavalas ou par appât du gain facile", explique Antoine Blanc. Mi-mars, la station a reçu un appel menaçant de "finir le travail" si elle ne se mobilisait pas pour obtenir la libération d'un chef de gang Lavalas récemment arrêté. Depuis, la tension est quelque peu retombée, mais la direction de la chaîne affirme qu'elle ne se sentira pas en sécurité tant que les auteurs de cette agression planifiée n'auront pas été punis et mis hors d'état de nuire par la justice. L'absence d'une justice en état de fonctionner est donc un motif d'inquiétude. Aucune suite n'a été donnée pour l'instant à la plainte déposée par Télé-Haïti fin mars. "Nous n'avons même pas encore été convoqués pour être entendus", souligne Marie-Christine Mourral Blanc, bien consciente de l'état de délabrement de l'appareil judiciaire. En province, cette préoccupation est encore plus forte. A Trou du Nord, Radio Hispaniola, la seule station de la ville, n'a pas encore repris ses programmes d'information. "Notre sécurité n'est pas assurée, explique Jacquelin Pierre, directeur de l'information. Les rebelles sont absents de la ville alors que les partisans de l'ancien président sont toujours là. Les patrouilles des militaires français basés à Fort-Liberté ne suffisent pas à nous sentir en sécurité". Là non plus, aucune suite n'a été donnée à la plainte déposée par la radio contre des membres de Fanmi Lavalas pour le saccage de ses locaux, le 22 février, dont les dégâts sont estimés à près de 200 000 dollars. Des "rebelles" démocrates ?
Les rebelles, qui contrôleraient la moitié du territoire selon un diplomate occidental, constituent également une menace potentielle pour la liberté de la presse. Lors de la prise du Cap-Haïtien, ils ont notamment laissé faire les saccages des médias liés à Fanmi Lavalas, quand ils n'y ont pas participé. Alors que les institutions de l'Etat ne fonctionnent plus, que le pays ne compte que 2 500 policiers pour huit millions d'habitants, ils se targuent d'assumer le rôle des forces de l'ordre. Cependant, ils pourraient être tentés de sévir à nouveau demain contre les médias jugés hostiles à leur égard. D'autant qu'en fait de "rebelles", les rangs de ces insurgés sont composés en majorité d'anciens membres des Forces armées d'Haïti (FADH, l'armée haïtienne), dissoutes par Jean-Bertrand Aristide en 1995 après la dictature militaire. Or, l'armée haïtienne a rarement fait preuve d'esprit démocratique et de tolérance envers la presse… Dans le département du Centre (nord-est de Port-au-Prince), des cas d'arrestations arbitraires ont déjà été rapportés. Le 16 avril, Jeanty André Omilert, correspondant à Mirebalais (Centre) de Radio Solidarité, une station étiquetée Lavalas, a été détenu arbitrairement. Sollicitées par l'Association des journalistes haïtiens (AJH), les autorités de Port-au-Prince sont intervenues en sa faveur. Si la raison exacte de l'arrestation d'Omilert fait l'objet d'une polémique, personne ne conteste, en revanche, celle de Charles Edmond Prosper, correspondant local de Tropic FM, un mois plus tard. Les insurgés lui reprocheraient de faire partie d'un petit groupe de journalistes qui refusent d'être complaisants à leur égard. Un groupe auquel appartient également Eliézer Melkio, de Radio Vision 2000. Pour avoir dénoncé l'arrestation d'Omilert, celui-ci a été accusé par les insurgés de vouloir provoquer une intervention des militaires américains dans la région. Menacé à plusieurs reprises, il a été contraint de quitter Mirebalais. Quelques cas d'oppression ont été signalés dans d'autres villes. Le 13 mars, le domicile d'Elysée Sincère, correspondant de Radio Vision 2000 à Petit-Goâve (70 km au sud-ouest de Port-au-Prince), a été la cible de tirs d'opposants armés à Aristide. Le journaliste avait dénoncé les tentatives de deux groupes armés de prendre le contrôle de la ville. Fin mars, Lyonel Lazarre, correspondant de Radio Solidarité et de l'Agence haïtienne de presse (AHP) à Jacmel (Sud), a été arrêté et frappé par des anciens militaires. Inadmissibles, ces arrestations et violences restent néanmoins isolées et exceptionnelles. Dans la région du plateau central, la situation s'est calmée après l'arrivée des troupes chiliennes de la FIMH. Dans le reste du pays, aucune autre interpellation arbitraire de journaliste n'a été recensée. Rotchild François Jr. et Marvel Dandin, responsables des rédactions de Radio Métropole et de Radio Kiskeya, deux des grandes stations privées de Port-au-Prince, affirment que leurs correspondants locaux n'ont pas rapporté de cas d'intimidations. Au Cap-Haïtien, les journalistes ne cachent pourtant pas qu'ils s'autocensurent. "Ils hésitent à travailler car ils évoluent dans un environnement incertain", souligne Jean-Robert Lalane (photo), propriétaire de Radio Maxima. Ce dernier insiste sur l'absence d'Etat de droit et fait remarquer que les journalistes n'auraient aucun recours en cas de menaces ou d'agressions. A Radio Cap-Haïtien, on reconnaît que le trafic de drogue, le passé de certains insurgés, délinquants notoires, et les exactions commises par ces derniers lors de leur entrée de la ville sont des sujets tabous. Mais on souligne aussi que cette prudence n'est en rien comparable avec le climat de terreur de l'ère Aristide. Les journalistes de la ville ne signalent d'ailleurs pas de cas de menaces ou d'intimidations. Et les stations qui avaient suspendu leurs bulletins d'informations les ont reprogrammés. En revanche, les radios proches de Lavalas détruites fin février, ne semblent pas prêtes à réémettre, leurs propriétaires ayant quitté la région, voire le pays. Afin que les insurgés ne représentent plus une menace pour la liberté de la presse et que les journalistes exerçant dans les zones qu'ils contrôlent puissent s'exprimer librement, il faut qu'ils soient désarmés et que l'Etat assume ses fonctions partout sur le territoire. Autant dire, comme le souligne Marie-Christine Mourral Blanc, que "les anciens militaires ne sont pas un problème à régler pour la liberté de la presse mais pour tout le pays". Ils réclament le rétablissement de l'armée, le versement de leurs arriérés de salaires et la reconstitution de leur carrière pour leur retraite. Parmi eux, certains attendent sans doute une rétribution supplémentaire pour avoir précipité le départ d'Aristide. Le rétablissement de l'armée paraît très improbable. Le gouvernement intérimaire a proposé aux éléments non impliqués dans des violations des droits de l'homme d'intégrer la police nationale ou de rejoindre d'autres corps de la fonction publique. Les principaux chefs des insurgés ont pour l'instant choisi la voie légale et fondé, le 18 mai, le Front de résistance nationale, un parti politique qui espère conquérir le pouvoir lors des élections générales annoncées pour 2005. Une chasse aux sorcières anti-Lavalas ? Interpellations de journalistes travaillant pour des médias pro-Aristide, fermeture de Radio et Télé Timoun, saccage des locaux de plusieurs radios Lavalas à Cap-Haïtien… Ces événements conduisent les partisans de l'ancien président à parler de persécutions à leur encontre, voire de "chasse aux sorcières". Le saccage de plusieurs radios pro-Lavalas à Cap-Haïtien, suivi du départ en exil de leurs propriétaires et de certains de leurs journalistes, témoigne de l'esprit de revanche qui a dominé les premières semaines de l'après-Aristide. Parmi les journalistes qui ont dû se cacher ou quitter le pays, figure notamment Nadjine François, présentatrice à la Télévision nationale d'Haïti (TNH), la télévision publique transformée par l'ancien président en outil de propagande. Cependant, la plupart des médias considérés comme pro-Lavalas poursuivent leur travail sans être inquiétés, dont Radio Solidarité, l'Agence haïtienne de presse (AHP) ou l'hebdomadaire Haïti Progrès (édité il est vrai à New York). Au Cap-Haïtien, passée une brève période au cours de laquelle ils ont été persécutés, plusieurs journalistes des radios saccagées ont été accueillis dans d'autres rédactions, comme Léandre Altiéry, ancien directeur général de RTK et aujourd'hui journaliste à Radio Cap-Haïtien. Concernant les détentions arbitraires de journalistes dans la région de Mirebalais par des anciens militaires, de l'aveu même de Jeanty André Omilert, elles ne visaient pas à sanctionner des éléments Lavalas mais des journalistes tout simplement trop critiques. Ceux qui ont été arrêtés s'accordent à dire que ces détentions ne sont pas imputables au nouveau gouvernement. Pour Guyler C. Delva, secrétaire général de l'Association des journalistes haïtiens (AJH), ce dernier serait en partie responsable de cette situation s'il ne faisait rien. Mais il reconnaît que les autorités sont intervenues chaque fois qu'elles ont été saisies. Il concède également que l'on ne peut pas parler d'arrestations systématiques. Si elles peuvent paraître inquiétantes, rien n'indique que la fermeture de Radio et Télé Timoun ou l'arrestation de l'un de ses cameramen fassent partie d'une campagne pour faire taire les Lavalassiens. Le 18 mai 2004, un juge accompagné de policiers est venu apposer des scellés sur les locaux de ces deux médias appartenant à la Fondation Aristide pour la démocratie. Jean-Marie Plantin, chargé de la gestion de Radio et Télé Timoun au sein du conseil d'administration de la Fondation, souligne que la chaîne avait repris ses émissions depuis quelques semaines et s'interroge sur la volonté du gouvernement de mettre fin à un "signe d'espoir" pour les partisans d'Aristide. Il dénonce le caractère illégal de la décision et prévient que la Fondation va entamer des démarches pour obtenir le retrait des scellés. Le ministre de la Justice, Bernard Gousse, répond que les propriétaires des médias auraient pu engager immédiatement une procédure en référé pour obtenir l'annulation de la décision. Ce qu'ils n'ont pas fait. Il précise par ailleurs que la fermeture de Radio et Télé Timoun est le résultat d'enquêtes administratives menées par deux services du ministère des Finances : la Commission anti-fraude et l'Unité centrale des renseignements financiers (UCREF). Ces services ont le pouvoir d'ordonner la fermeture d'entreprises à titre de mesures conservatoires. Les enquêtes portent sur l'origine des fonds ayant servi à l'achat et au fonctionnement des médias. Le ministère des Finances s'interroge notamment sur le paiement des salaires des employés directement par l'entreprise publique Télécommunications d'Haïti SAM (Téléco). Selon Magali Comeau-Denis, secrétaire d'Etat à la Culture, il est d'ores et déjà établi que la Téléco versait un salaire de 8 000 dollars par mois au directeur de Télémax, une chaîne privée contrôlée par un proche de l'ancien président. A ces accusations, Jean-Marie Plantin répond que les versements effectués par la Téléco correspondent aux contrats de publicité passés avec l'entreprise publique. Les motifs de l'arrestation, le 28 mai, d'Arince Laguerre, cameraman de Télé Timoun, restent flous. Le journaliste a été libéré après huit jours de détention. Selon l'AJH, il a été arrêté avec deux autres individus immédiatement après avoir été identifié comme journaliste de Télé Timoun lors d'un contrôle de routine. Le ministre de la Justice avance qu'il s'agit en réalité d'un chef de gang. Il fait état d'une arrestation au terme d'un échange de tirs avec des policiers. D'anciens collègues de Télé Timoun, qui ont quitté la station avant le départ de Jean-Bertrand Aristide, rapportent qu'Arince Laguerre était chargé, au sein de la rédaction, de les intimider pour les contraindre à appliquer les consignes de la direction favorables au Président. Selon eux, il lui arrivait de les menacer d'une arme. Selon Pierre Espérance, directeur de la National Coalition for Haitian Rights (NCHR), Arince Laguerre était connu pour être chargé d'identifier les étudiants lors des manifestations de l'opposition. Au-delà des affaires de presse, le Centre œcuménique des droits humains (CEDH), la NCHR ou le Collectif d'avocats pour le respect des libertés individuelles (CARLI), réfutent la réalité d'une chasse aux sorcières anti-Lavalas. Selon la NCHR, les arrestations de quelques dignitaires Lavalas reposent sur des charges solides même si l'organisation s'inquiète du non-respect de certaines procédures. Aucune de ces associations ne considère le gouvernement actuel comme une menace pour la liberté de la presse. Tout au plus expriment-elles le souhait que l'accès à l'information publique devienne une réalité. Vers la fin de l'impunité ?
Deux assassinats de journalistes ont marqué la présidence de Jean-Bertrand Aristide : celui de Jean Dominique (photo), en avril 2000, et celui de Brignol Lindor, en décembre 2001. Dans les deux cas, des proches du régime ont été mis en cause. L'impunité dont ils ont bénéficié a été interprétée par la profession comme une mise en garde : "Tenez-vous à carreau car ici vos assassins ne risquent rien." Face à ces deux dossiers, l'attitude des nouvelles autorités est radicalement différente. Elles s'attachent à prouver aux journalistes qu'il n'y a plus d'épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes. Au moment du départ d'Aristide - et après de nombreux rebondissements - les deux dossiers étaient bloqués depuis plusieurs mois devant la Cour de cassation. La raison ? Plusieurs vacances de postes au sein de cette institution empêchaient l'instruction des dossiers. Depuis un an, le commissaire du gouvernement (procureur de la République) près la Cour de cassation était malade et le président Aristide s'était bien gardé de le remplacer. De même, il n'y avait plus que deux substituts du commissaire du gouvernement sur quatre pour instruire les quelque 2 000 dossiers en souffrance. "En tant que président de la Cour de cassation, j'avais pourtant saisi le ministre de la Justice de cette situation", a expliqué Boniface Alexandre à Reporters sans frontières. Devenu président de la République par intérim au lendemain du départ d'Aristide, il a depuis signé les arrêtés nommant des magistrats aux postes vacants. Aussi bien le Président, que le Premier ministre et le ministre de la Justice rencontrés par Reporters sans frontières ont pris l'engagement formel que la Cour de cassation se sera prononcée sur les deux dossiers avant la fin de l'année judiciaire, soit fin juillet. Conscients de l'importance de ces affaires pour la société haïtienne et pour l'image du pays à l'étranger, ils affirment avoir donné des instructions pour qu'ils soient traités en urgence. Dans l'affaire Jean Dominique, le réquisitoire définitif aurait déjà été rédigé par le nouveau commissaire du gouvernement et devrait être transmis rapidement aux juges afin qu'ils puissent statuer. Par ailleurs, le 14 mars 2004, Harold Sévère, ancien adjoint au maire de Port-au-Prince, et Ostide Pétion, alias "Douze", ont été arrêtés pour leur implication présumée dans cet assassinat. Et, en avril, un ancien membre de l'Unité de sécurité présidentielle, Robenson Thomas, alias Labanyè, a fait des révélations. Outre Harold Sévère, il a mis en cause Annette Auguste, alias "Sò Anne", chargée par Jean-Bertrand Aristide de la coordination des "organisations populaires". Celle-ci a été arrêtée le 10 mai à Port-au-Prince pour une autre affaire. De nouvelles investigations devraient néanmoins indiquer si ce témoignage est à prendre au sérieux. Jean Dominique, le journaliste et analyste politique le plus connu du pays, a été abattu le 3 avril 2000, dans la cour de Radio Haïti Inter dont il était le directeur. Jean-Claude Louissaint, gardien de la station, est également tombé sous les balles des assassins. Pendant près de quatre ans, pratiquement toutes les institutions de l'Etat ont fait obstacle à l'enquête qui s'orientait vers des proches du président Aristide : mandats d'arrêt non exécutés par la police, morts suspectes de deux témoins après leur arrestation, opposition du Sénat à la levée de l'immunité parlementaire de l'un des siens, refus du président Aristide de renouveler le mandat du juge d'instruction en charge du dossier, tentative d'assassinat contre Michèle Montas, la veuve du journaliste, menaces contre Radio Haïti Inter contraignant la station à fermer, etc. L'enquête s'est conclue le 21 mars 2003. Six exécutants, déjà détenus, sont inculpés. En revanche, aucun commanditaire n'est désigné. Tant la veuve du journaliste que les inculpés ont fait appel des conclusions de l'enquête. Le 4 août 2003, la cour d'appel de Port-au-Prince a demandé une nouvelle instruction et la libération de trois des six inculpés. Les trois autres ont alors présenté un recours devant la Cour de cassation suspendant de fait la réouverture de l'enquête. Mais sans attendre sa décision, ils se sont évadés début 2004. Depuis, le dossier était ainsi bloqué devant une institution chargée de se prononcer sur … la libération de trois hommes en cavale. Animateur d'une émission sur Radio Echo 2000, une station de Petit-Goâve, Brignol Lindor (photo) a été tué à coups de pierres et de machettes le 3 décembre 2001 par des membres de l'organisation Domi Nan Bwa, proche de Fanmi Lavalas. Malgré des aveux faits auprès de Guyler C. Delva, responsable de l'AJH, au lendemain du crime, les auteurs n'ont pas été inquiétés. En septembre 2002, au terme de l'enquête, dix d'entre eux ont été inculpés mais aucune charge n'a été retenue contre l'adjoint au maire de la ville qui avait appelé au meurtre du journaliste. Selon Me Jean-Joseph Exumé, l'avocat de la famille Lindor, aucun des tueurs n'est aujourd'hui emprisonné. Le 25 juin 2004, la Commission citoyenne pour l'application de la justice, une initiative de différentes organisations de défense des droits de l'homme pour lutter contre l'impunité, a remis au ministre de la Justice des "éléments nouveaux" afin que "soient interpellés et examinés un certain nombre de citoyens qui partagent la responsabilité du crime (…) laissés de côté par l'ordonnance (les conclusions de l'enquête)". L'enquête sur la mort de Ricardo Ortega Mortellement blessé alors qu'il couvrait, le 7 mars 2004, une manifestation d'opposants à l'ancien président Aristide, Ricardo Ortega, envoyé spécial de la chaîne Antena 3, est décédé peu après son transfert à l'hôpital. Les tirs avaient éclaté au moment de la dispersion des manifestants. Ces derniers réclamaient des poursuites contre les fonctionnaires de l'ancienne administration. Marcel Mettelsiefen, photographe de l'agence European pressphoto agency (EPA), raconte qu'avec Ricardo Ortega, ils faisaient partie d'un groupe de sept journalistes qui s'étaient dirigés vers l'endroit où une première victime de tirs venait d'être signalée, non loin du lieu de dispersion de la manifestation. Il explique qu'ils se sont trouvés coincés chez des particuliers pour échapper à un échange de tirs entre policiers et partisans présumés d'Aristide. "Les chimères se sont déplacées et nous tiraient dessus depuis les toits de maisons proches", raconte-t-il. Le journaliste espagnol a été touché au moment où il sortait de la maison pour trouver un nouveau refuge. Au total, la fusillade a fait huit morts et une trentaine de blessés dont Michael Laughlin (à gauche sur la photo, cr.AP), photographe du quotidien Sun-Sentinel, publié en Floride (Etats-Unis). Pour ce dernier, il ne s'agissait pas de balles perdues. Il raconte : "Je suis convaincu que Ricardo (à droite sur la photo) et moi avons été pris délibérément pour cibles car j'ai été touché alors que j'étais seul, à la recherche d'un mur pour me protéger. Et l'on m'a tiré dessus à trois reprises : une balle s'est logée dans mon épaule, une autre m'a éraflé la joue et une troisième la nuque (…). Ricardo a été touché plusieurs fois alors qu'il sortait de la maison." Les deux hommes ont ensuite été transportés à l'hôpital privé du Canapé Vert où le journaliste espagnol est décédé des suites de ses blessures. Pilar Méndez, consul d'Espagne, précise que, selon le certificat de décès qui lui a été remis à l'hôpital le jour même, le journaliste a été touché d'une seule balle à l'abdomen et non de deux balles comme l'a rapporté la presse. Le corps de Ricardo Ortega a été rapatrié en Espagne dans la nuit du 7 au 8 mars pour pratiquer une autopsie. Pilar Méndez rappelle que le journaliste était dans le pays depuis seulement quelques jours et estime qu'il ne peut pas s'agir d'un règlement de comptes. En revanche, l'enquête devra dire s'il a été visé comme civil, comme étranger ou comme journaliste. Voire les deux ou les trois à la fois. Le 28 mars, l'inspecteur divisionnaire Jean-Michel Gaspard a été arrêté pour son implication présumée dans la répression de la manifestation. Il est soupçonné d'avoir participé, le 6 mars, à une réunion au cours de laquelle l'attaque aurait été planifiée. Le 22 mars, Yvon Antoine, un homme de main de l'ex-président Aristide, avait déjà été interpellé dans le cadre de la même enquête et pour son implication présumée dans des violences contre des responsables universitaires, le 5 décembre 2003. Le 8 juin, le ministre de la Justice, Bernard Gousse, a déclaré à Reporters sans frontières avoir sollicité auprès du procureur un premier rapport sur l'état d'avancement de l'enquête sur la fusillade du 7 mars. Il s'est engagé à le transmettre aux autorités espagnoles de Port-au-Prince dès qu'il serait en sa possession. En Espagne, la famille de Ricardo Ortega, originaire de Denia (région de Valence), a déposé une plainte pour homicide mais a peu d'espoir que celle-ci aboutisse. Elle envisage d'engager un avocat à Port-au-Prince pour la représenter et attend d'obtenir une copie du rapport de l'autopsie réalisée en Espagne. Agé de 37 ans, Ricardo Ortega avait commencé sa carrière comme correspondant de l'agence espagnole EFE à Moscou. Il a ensuite travaillé pour la chaîne Antena 3. Il avait couvert les guerres des Balkans et de Tchétchénie, les attentats du 11 septembre à New York, puis la guerre en Afghanistan. Plusieurs journalistes étrangers avaient été pris à partie par les supporters du président Aristide dans les jours précédant son départ. Plusieurs défis à relever

Le départ de Jean-Bertrand Aristide s'est accompagné d'une nette amélioration de la situation de la liberté de la presse. Avec la fin de la terreur, les conditions de travail de la presse privée ont radicalement changé. Les nouvelles autorités ne constituent pas une menace pour la presse, quoi qu'en disent les fidèles de l'ancien président. Il faut néanmoins nuancer entre la situation dans la capitale, où les journalistes n'ont plus peur de parler, et la province, où règne une certaine autocensure. Reporters sans frontières restera très vigilante. D'autant que cette amélioration générale de la situation est fragile. La vie démocratique reprend à peine et, déjà, des journalistes qui ont mis en cause des entreprises privées et l'Etat dans des affaires de surfacturation affirment avoir subi des pressions. Tant qu'ils seront armés, aussi bien les supporters de Jean-Bertrand Aristide que les anciens militaires à l'origine de son départ représenteront une menace pour la presse. Le désarmement de tous les groupes armés est la priorité affichée du gouvernement de Gérard Latortue (photo), lequel compte sur l'aide de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) à qui la Force intérimaire multinationale en Haïti (FIMH) a passé le relais le 25 juin. Le gouvernement y parviendra-t-il ? S'il échoue, le spectre du chaos et de la violence contre les médias pourrait refaire son apparition à l'occasion des élections générales annoncées pour 2005. L'échéance est proche. Reporters sans frontières veillera également au traitement réservé aux dossiers Jean Dominique et Brignol Lindor. Ces affaires sont primordiales pour l'instauration d'un climat de confiance pour les journalistes. Leur résolution sera le signe d'un retour progressif à l'Etat de droit attendu par toute la société mais aussi par les journalistes qui se sentent démunis face aux groupes armés. L'organisation est satisfaite des engagements formels pris par les autorités à l'occasion de cette mission mais elle jugera d'après les faits. Et l'échéance, la fin de l'année judiciaire, est encore plus proche : fin juillet 2004. Si la situation de la liberté de la presse est d'ores et déjà bien meilleure qu'au début de l'année, les défis à relever pour pérenniser cette situation, le désarmement et le retour de l'Etat de droit, sont immenses et dépassent la simple question de la liberté de la presse. Rien n'est acquis.
Publié le
Updated on 20.01.2016

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