Reporters sans frontières est inquiète de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis, rendue le 5 juin 2006, de ne pas statuer sur le sort des cinq journalistes condamnés par la justice fédérale pour “outrage à la Cour”, en raison de leur refus de révéler leurs sources. Cette décision met en exergue la lacune juridique qui existe concernant la reconnaissance de la confidentialité des sources.
Reporters sans frontières s'inquiète de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis, rendue le 5 juin 2006, de ne pas statuer sur le sort de cinq journalistes condamnés par la justice fédérale pour “outrage à la Cour”, en raison de leur refus de révéler leurs sources. La haute juridiction avait, de la même manière, le 27 juin 2005, refusé de se prononcer sur les cas de Judith Miller, alors en poste au New York Times, et Matthew Cooper, du Time, condamnés pour les mêmes raisons. La première avait purgé quatre-ving-cinq jours de prison avant de consentir à livrer ses sources. Reporters sans frontières dénonce un statu quo juridique intenable.
“Alors que les attaques contre la confidentialité des sources se sont multipliées ces derniers mois, la Cour suprême vient de laisser passer l'occasion de garantir au niveau fédéral l'un des principes même du journalisme d'investigation, à savoir le secret des sources. Le sort de James Risen, Robert Drogin, H. Josef Hebert, Pierre Thomas et Walter Pincus est désormais réglé suite à un accord financier entre Wen Ho Lee, le gouvernement et les médias impliqués dans cette affaire. Si nous nous félicitons du fait que ces journalistes échappent ainsi à des peines de prison potentielles et sont en mesure de protéger l'anonymat de leurs sources, il est regrettable que ce ne soit pas le résultat d'une décision de justice. D'autres journalistes sont ou vont être convoqués devant la justice pour révéler leurs sources. Cette situation rend aujourd'hui urgent le débat et le vote de la proposition de loi présentée au Sénat en mai 2006 par Richard Lugar (Républicain - Indiana), qui reconnaît aux journalistes un “privilège qualifié” du secret des sources au niveau fédéral. La décision de la Cour suprême est ici d'autant plus regrettable qu'elle ne peut s'appuyer sur de prétendus impératifs de sécurité nationale. Elle est très dangereuse pour la liberté de la presse, dans la mesure où elle fait payer aux médias le prix de fuites au sein de l'administration”, a déclaré Reporters sans frontières.
Ls décision de la Cour suprême intervient trois jours après la conclusion d'un accord financier entre le scientifique Wen Ho Lee, le gouvernement américain et la presse. En échange de 1,6 million de dollars, Wen Ho Lee a décidé de renoncer, le 2 juin 2006, à poursuivre cinq journalistes et le gouvernement américain. Selon les termes de l'accord conclu, l'agence Associated Press, les quotidiens New York Times, Los Angeles Times et Washington Post ainsi que la chaîne de télévision ABC, actuels employeurs des journalistes impliqués, s'engagent à verser la somme de 750 000 dollars à Wen Ho Lee.
En 2003, le scientifique sino-américain Wen Ho Lee avait porté plainte contre les ministères fédéraux de la Justice et de l'Energie, qu'il soupçonnait d'avoir livré à la presse des informations le concernant et le désignant comme un possible espion. Le 14 octobre 2003, la justice avait reconnu au scientifique le droit de savoir qui, au sein de ces administrations, avait été à l'origine des fuites et de sa mise en cause dans les médias.
Interrogés par les avocats de Wen Ho Lee entre le 18 décembre 2003 et le 8 janvier 2004, les journalistes Jeff Gerth et James Risen, du New York Times, Robert Drogin, du Los Angeles Times, H. Josef Herbert, de l'agence Associated Press et Pierre Thomas, qui travaillait au moment des faits pour la chaîne CNN, avaient accepté de donner des informations mais refusé de révéler leurs sources, en invoquant le premier amendement de la Constitution.
Le 18 août 2004, le juge Thomas Penfield Jackson, de la cour fédérale de Washington, avait condamné les cinq journalistes à payer 500 dollars par jour tant qu'ils ne donneraient pas les noms de leurs contacts. Le 28 juin 2005, la cour d'appel du district de Columbia (Washington) avait confirmé la sentence mais annulé la condamnation de Jeff Gerth, faute d'éléments à charge. Les avocats de ses quatre collègues s'étaient alors pourvus devant la Cour suprême.
Le privilège du secret des sources est actuellement reconnu aux journalistes dans 32 Etats de l'Union mais pas au niveau fédéral. Le 24 février 2005, le juge du district de Manhattan (New York), Robert W. Sweet, avait donné gain de cause à Judith Miller et à son collègue du New York Times, Philip Shenon, dans une autre affaire relevant du secret des sources. Le juge avait estimé que les enregistrements téléphoniques des journalistes n'avaient pas à être livrés aux procureurs fédéraux chargés d'identifier une fuite dans l'enquête, conduite depuis 2001, sur deux associations islamiques suspectées de liens avec des mouvements terroristes. Le procureur fédéral Patrick Fitzgerald, qui avait obtenu la condamnation de Judith Miller dans l'affaire Valerie Plame - du nom d'un agent de la CIA dont l'identité avait “fuité” dans la presse en 2003 - avait annoncé, le 13 février 2006, qu'il comptait faire appel de la décision du tribunal de New York.
Le 3 mai 2006, les parlementaires de l'Etat du Connecticut (Nord-Est) ont définitivement adopté une loi bouclier (“shield law”) qui reconnaît aux journalistes le privilège du secret des sources. La loi, applicable aux médias en ligne, prévoit qu'une source ne peut être divulguée que si la “nécessité” en est établie, si l'information n'est disponible par “aucune source alternative”, et si cette divulgation présente “un intérêt primordial pour le public”. La nouvelle loi doit être à présent promulguée par le gouverneur de l'Etat.
Il existe donc une lacune juridique entre les différents Etats, qui reconnaissent en majorité la confidentialité des sources, et le niveau fédéral, où le premier amendement et la décision de la Cour suprême de 1972 ne fournissent pas de protection suffisante aux journalistes désireux de ne pas révéler leurs sources. Afin de combler cette lacune, une nouvelle proposition de loi, intitulée « Loi sur la Liberté de Circulation de l'Information de 2006 » a été introduite en mai dernier par Richard Lugar (Républicain, Indiana), et Christopher Dodd (Démocrate, Connecticut) au Sénat. La dernière version de cette "loi bouclier fédérale" garantit aux journalistes un privilège qualifié (« qualified privilege ») de ne pas révéler leurs sources. Le privilège tombe si le procureur général a épuisé tous les autres moyens d'obtenir l'information recherchée, s'il est prouvé que les informations en possession du journaliste sont vitales pour le dossier, et qu'il existe un véritable intérêt général à révéler ces informations.