Inde : Aasif Sultan, symbole de l’usage systématique des lois antiterroristes pour réprimer les journalistes du Cachemire
Arrêté à nouveau, alors qu’il venait de passer cinq ans en prison, Aasif Sultan est devenu le symbole de la répression judiciaire acharnée des journalistes indépendants au Jammu-et-Cachemire. À quelques semaines des élections générales en Inde, Reporters sans frontières (RSF) demande aux autorités indiennes sa libération immédiate, ainsi que celle des quatre autres journalistes cachemiris inculpés sous couvert des lois anti-terroristes.
Mise à jour du 15/05/2024 : Aasif Sultan, un journaliste cachemiri incarcéré en vertu de la loi antiterroriste UAPA et de la loi sur la sécurité publique du Jammu-et-Cachemire depuis août 2018, a obtenu une libération sous caution auprès d'un tribunal spécial.
À peine libéré le 28 février, après cinq ans d’emprisonnement, le journaliste du mensuel Kashmir Narrator Aasif Sultan a été à nouveau arrêté le 1er mars, alors qu’il venait à peine de retrouver sa famille à Srinagar, capitale du Jammu-et-Cachemire. Le calvaire carcéral vécu par Aasif Sultan depuis 2018 met en lumière l’instrumentalisation des lois antiterroristes pour réprimer les journalistes du Jammu-et-Cachemire, où quatre autres reporters ont été placés en détention à ce titre depuis 2022.
"Les lois anti terroristes sont instrumentalisées de manière politique pour étouffer les voix indépendantes et empêcher une couverture journalistique fiable de la région du Cachemire. À l’approche des élections générales en Inde, RSF appelle à un changement drastique de politique à l’égard des journalistes de cette région, devenue, par une répression tous azimuts au fil des années, un trou noir de l’information. Ces exactions inacceptables doivent cesser.
Le Cachemire est de loin la région de l’Inde où les journalistes sont les plus réprimés. La situation de la liberté de la presse s’est gravement détériorée dans la région depuis que son statut d’État semi-autonome a été abrogé en août 2019. 13 cas de détentions de journalistes y ont été prononcés ces cinq dernières années, soit près du quart des cas d’emprisonnement en Inde sur cette période.
À ce jour, quatre autres journalistes cachemiris sont toujours détenus, sous le coup de lois antiterroristes. Sajad Gul de The Kashmir Walla en prison depuis janvier 2022 ; Abdul Aala Fazili également de The Kashmir Walla, est détenu depuis avril 2022 ; Irfan Mehraj du Wande Magazine, est détenu depuis mars 2023 ; et le journaliste indépendant Majid Hyderi, depuis septembre 2023.
Acharnement judiciaire
Pour le journaliste Aasif Sultan, les ennuis ont commencé en 2018, lorsqu’il a publié un article sur le deuxième anniversaire de la mort de Buhran Wani, un militant cachemiri, tué lors d’un échange de coups de feu avec les forces de sécurité. Depuis, Aasif Sultan est confronté à une mécanique judiciaire impitoyable. En 2018, il a été arrêté et détenu sous le coup de la loi antiterroriste sur la prévention des activités illégales (UAPA The Unlawful Activities (Prevention) Amendment Bill, 2019) – une loi de 1967 amendée en 2019, qui permet de maintenir en détention préventive tout individu “suspecté de terrorisme”, et rend difficile l'obtention d'une libération sous caution. La police l’accuse alors d’avoir hébergé des militants coupables du meutre d’un policier. Aucune preuve le reliant à une organisation militante ne sera pourtant apportée.
En avril 2022, alors qu’un tribunal spécial venait de lui accorder sa libération, la police l'a placé à nouveau en détention. Cette fois-ci sous le prétexte qu’il représentait une "menace pour la paix", et au titre de la loi sur la sécurité publique (PSA, Jammu and Kashmir Public Safety. Act, 1978.). Cette législation du Jammu-et-Cachemire de 1978 autorise une détention préventive pouvant aller jusqu'à deux ans. Aasif Sultan est alors transféré dans une prison de l'Uttar Pradesh, dans le nord du pays, à environ 1 500 km de son domicile. En décembre 2023, un tribunal de Srinagar annule sa détention. Il est finalement libéré le 28 février 2024, mais à nouveau jeté en prison deux jours plus tard. Sous le prétexte d’une émeute qui s’était déroulée dans la prison centrale de Srinagar en 2019, où il était détenu, le journaliste est enfermé à nouveau, en vertu de la loi UAPA. Depuis 2020, plusieurs procédures spéciales des Nations unies, dont le Groupe de travail sur la détention arbitraire, ont critiqué l'UAPA pour son incompatibilité avec le droit international relatif aux droits de l'homme.
Silence radio sur la région
La région du Cachemire reste par ailleurs quasiment inaccessible aux médias étrangers. Lors d’un déplacement du Premier ministre, le 7 mars 2024, 33 journalistes issus de médias étrangers se sont vus refuser l’accès au territoire. Le 12 février, The Caravan, l’un des derniers bastions de l’investigation, a été contraint de retirer son enquête sur les exactions commises par l’armée sur des civils au Jammu-et-Cachemire. Parallèlement, depuis cinq ans, le nombre de coupures Internet et de communication dans la région a triplé : entre 2019 et 2024, on recense 308 fermetures volontaires contre 122 entre 2013 et 2018.
L’Inde occupe la 161e place sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2023 par RSF.