Guillermo Fariñas : “Le pays vit un tournant social”

Lauréat du Prix Sakharov 2010, Guillermo Fariñas est passé à la dissidence contre le régime castriste au début des années 90. Devenu journaliste, il milite notamment pour l’accès de tous ses concitoyens à Internet. La dernière de ses multiples grèves de la faim, destinée à obtenir la libération des prisonniers politiques malades, a suivi le décès de l’opposant Orlando Zapata Tamayo au début de l’année 2010. Alors que les victimes du Printemps noir sortent progressivement de prison, Guillermo Fariñas, récemment contacté par Reporters sans frontières, livre ses impressions sur le devenir du pays. Comment accueillez-vous votre Prix Sakharov ? Je suis engagé en faveur de la cause démocratique à Cuba. Je crois que j’ai un engagement encore plus important vis-à-vis de mes frères journalistes indépendants qui sont toujours en prison, vis-à-vis de mes frères journalistes indépendants qui sont en exil, vis-à-vis de mes frères journalistes indépendants qui luttent avec moi, ici dans les rues de Cuba ; vis-à-vis de mes frères journalistes indépendants qui sont morts et qui n’ont pas pu voir un Cuba démocratique qui tolère une presse indépendante. J’ai aussi un engagement envers tous ceux, femmes et hommes, qui par leur bonne volonté, où qu’ils se trouvent dans le monde, ont contribué, d’une façon ou d’une autre, à la démocratie cubaine, grâce à leur solidarité et à leur vigilance sur ce qui se passe à Cuba. Je suis fier parce que le premier prix international que j’ai reçu a été précisément le prix de Reporters sans frontières. Quelle est votre analyse de la situation actuelle à Cuba? Nous vivons une époque très spéciale à Cuba, mais pas précisément pour le gouvernement cubain ; un million de personnes sera bientôt à la rue, sur quatre millions de travailleurs. Il s’agit de plus de 25% de la population, presque trente pour cent. Il y a un fort degré de mécontentement, de colère parmi la population cubaine. Je me suis rendu compte que, par exemple, je vais à l’hôpital, et des gens qui ne m’ont jamais dit bonjour, par peur, maintenant le font. Parce qu’ils n’ont plus d’emploi. Du coup, nous pensons que cela va gonfler les rangs de l’opposition, malgré le fait que le gouvernement envoie des personnes en Europe pour avoir moins de dissidents. Concernant le travail spécifique en tant que journalistes : nous voulons montrer cette réalité. Le gouvernement veut surtout faire des changements dans la sphère économique, plus qu’á niveau politique ; mais le degré de mécontentement envers la mauvaise gestion du gouvernement est tel, ainsi que le manque de crédibilité, que si le gouvernement ne va pas dans le sens d’un relâchement politique, une explosion sociale aura lieu. Des amis à moi, avec lesquels j’étudiais, sont devenus médecins, et moi psychologue et ils se contentaient de me saluer quand on était à l’hôpital. Or, maintenant, ils veulent tous me saluer. Tous me disent bonjour dans la rue, même le président du CDR (Comité de Défense de la Révolution), une organisation paramilitaire. Il existe un véritable mécontentement face au chômage massif qu’il va y avoir à Cuba. Les gens ont déjà été prévenus et savent qui reste et qui part. Mais rien n’a encore été fait. Mais incontestablement c’est un moment historique et social différent que nous autres, journalistes, voulons vivre et montrer. Actuellement, nous sommes neuf journalistes et nous écrivons tous des articles. L’information est plus difficile à faire passer, parce que les prisonniers politiques, qui étaient les principales personnes à nous transmettre les informations, sont partis en Espagne et du coup nous faisons de l’information plutôt sociale. Sur la répression aussi, mais dernièrement il n’y a pas eu autant de répression. Et oui, la situation économique est assez précaire. Pour notre part, cela fait environ cinq mois que nous ne recevons aucune aide. La situation économique est très dure. Qu’en est-il de votre état de santé après les multiples grèves de la faim que vous avez suivies ? En fait deux maladies me minent à la fois. C’est une situation qui s’est accumulée. C’est-à-dire que j’ai eu des calculs biliaires pendant la grève de la faim. A partir du moment où la vésicule a travaillé, tout s’est paralysé au bout de 24 jours et il a fallu m’opérer d’urgence. On pensait que c’était une pancréatite, il y avait un tas d’hypothèses. Ça a pris de l’ampleur, il a fallu chercher. J’en suis sorti avec des séquelles : chaque fois que je mange, j’ai des coliques, automatiquement, chaque fois que je vais manger. Heureusement, nous en sommes sortis. L’autre maladie se trouve là: c’est une thrombose que je garde comme séquelle de la grève de la faim… j’ai une thrombose ici et une thrombose là. Sur ce point, les médecins disent qu’il faut attendre un an et demi pour guérir. Il faut y aller doucement, car dans le cas contraire, si cela se fait rapidement – il y a des médicaments qui peuvent le guérir plus rapidement – mais si c’est rapide, cela peut endommager mon cœur ou mes poumons, et ce n’est pas le but. J’ai vraiment eu énormément de chance, car par exemple, le médecin qui s’est occupé de moi pendant la grève de la faim, est un ami de ma famille depuis des années. Il était parti au Venezuela mais le hasard a voulu qu’il soit là maintenant. Et le médecin qui m’a opéré, par hasard est venu du Venezuela, nous étions amis, nous avions travaillé ensemble, lui, son frère et moi, quand je travaillais dans la santé publique. Et la Sécurité de l’Etat n’a pas pu me tuer ou faire en sorte de me tuer parce que le médecin de garde était un ami à moi. Pensez vous que les journalistes indépendants peuvent avoir une influence sur la situation à Cuba ? Nous n’avons pas Internet, nous n’avons pas de connexion Internet, ni même la majeure partie de la population cubaine d’ailleurs. Mais par exemple, moi avec dix cartes mémoire, tout ce que nous écrivons, je le donne à un universitaire. Cet universitaire les passe dans toute l’université parce que les gens remplissent la mémoire, la remplissent, la remplissent. Cela permet que les gens commencent à penser, et c’est ce qui est important. Mais avec les universités qui ont un accès Internet, par exemple celle de La Havane, quand tu voyages en train, ou en voiture, ou en bus, tout d’un coup les gens te disent « je te connais », ou « j’ai aimé tel article de toi » ou « je l’ai là ». C’est incroyable…Car la technologie va à l’encontre des dictatures.
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Updated on 20.01.2016