France : RSF et les médias Mediapart, Reflets et le Poulpe appellent les tribunaux à “mettre fin au contournement du droit de la presse pour faire taire les journalistes”

Reporters sans frontières (RSF), et les médias Mediapart, Reflets et Le Poulpe, publient sur le blog du site d’information Mediapart un texte pour appeler les tribunaux français à mettre fin à une pratique inquiétante : le droit de la presse est, de plus en plus, contourné pour porter atteinte aux libertés journalistiques.

À la veille d’une audience devant la Cour de cassation dans le dossier Bloomberg - une affaire qui a vu l’agence de presse spécialisée sur les questions économiques être condamnée à une amende disproportionnée de plusieurs millions d’euros par l’Autorité des marchés financiers - RSF appelle  la plus haute juridiction judiciaire française à mettre fin à une tendance inquiétante : celle du contournement du droit de la presse devant des tribunaux non spécialisés en matière de presse pour faire taire les journalistes

Paul Coppin
Adjoint au directeur du plaidoyer, en charge des affaires juridiques

Le texte de la tribune, publié dans le Club de Mediapart :

Il est urgent de mettre fin au contournement du droit de la presse pour faire taire les journalistes

Si la France a mis en place depuis près de 150 ans un droit spécifique à la presse, c’est pour protéger le droit à l’information des citoyens. Dès lors que des productions journalistiques peuvent échapper au cadre protecteur du droit de la presse et tomber sous le coup du droit commun, comme une tendance inquiétante semble le montrer, les libertés journalistiques sont fragilisées et partant tout l’édifice démocratique. Reporters sans frontières (RSF) et plusieurs médias dont Mediapart appellent les tribunaux - au premier rang desquels la Cour de cassation, qui aura à juger d’une telle affaire le 19 décembre - à s’opposer à cette tendance.

Censures préventives prononcées par des tribunaux judiciaires ou de commerce, perquisition portant atteinte au secret des sources autorisée par un tribunal de commerce, amende prononcée par l’autorité des marchés financiers contre une agence de presse internationale spécialisée sur les questions économiques…

Autant d’illustrations d’une tendance lourde et inquiétante qui se dessine depuis plusieurs mois, celle du contournement du droit de la presse pour bâillonner ou sanctionner la publication d’informations dans l’intérêt du public. 

Issu de la loi du 29 juillet 1881 et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit de la presse français définit clairement ce qui constitue une infraction de presse, et fixe des règles de poursuites et de répression dérogatoires du droit commun : délais de prescription courts, formalisme rigoureux, procédures spécifiques…

Ce cadre juridique favorable à la personne poursuivie, qui vise explicitement à protéger la liberté d’expression et de la presse, se justifie par l’importance cruciale de ces dernières. Comme l’a jugé à de nombreuses reprises la Cour européenne des droits de l’homme, "la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun”, et la presse joue, à cet égard, un “rôle indispensable de chien de garde"

Très récemment, deux journaux français d’investigation se sont vus censurés de manière aussi spectaculaire qu’inquiétante, dans le cadre d’un contournement du droit de la presse. Le 18 novembre 2022, le président du Tribunal judiciaire de Paris a interdit de manière préventive à Mediapart, sans débat contradictoire préalable, de diffuser certaines informations sur le maire de Saint-Etienne.

En octobre de la même année, c’était le Président du Tribunal de commerce de Paris qui interdisait au site d’investigation Reflets de publier tout article qui se fonderait sur des données révélées par des pirates informatiques sur le groupe Altice. Quand bien même chacune de ces décisions a été infirmée par la suite, il n’en demeure pas moins que des journalistes ont été temporairement contraints à la censure, ce qui constitue un dangereux précédent.  

Dans une autre affaire, c’est le droit fondamental au secret des sources qui a été menacé, à nouveau en contournement du droit de la presse. Le journal d’investigation normand Le Poulpe avait publié une enquête concernant de possibles manquements environnementaux commis par une société privée.

Suspectant un concurrent d’avoir été la source du média, cette société a obtenu en septembre 2022 du président du Tribunal de commerce de Rouen, de manière non contradictoire, le droit de saisir chez ce concurrent la correspondance échangée avec les journalistes du Poulpe et de Mediapart.  N'étant pas directement concerné par cette perquisition, le média n'a pas pu s'y opposer. Le Poulpe ne sait donc pas à ce jour si le secret de ses sources a été violé, et quelles ont pu en être les conséquences. Le média étudie toujours actuellement les voies de recours à sa disposition pour faire échec à cette saisie et protéger ses sources.

En saisissant à dessein des juridictions qui ne sont pas spécialisées en droit de la presse – et donc moins familières du régime juridique propre aux journalistes – les plaignants dans ces affaires sont parvenus à obtenir des décisions attentatoires à la liberté de la presse et manifestement contraire à l’esprit et à la lettre de la loi de 1881. Dans les affaires de Mediapart et Reflets, de telles censures n’auraient jamais pu être prononcées si les dispositions de la loi de 1881 n’avaient pas été opportunément contournées par les plaideurs. 

Une autre illustration d’atteinte portée à la liberté de la presse par des juridictions qui n’en sont pas familières nous est donnée par la Commission des sanctions de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF). Bloomberg News - comme d’autres agences de presse - avait publié en novembre 2016, pendant quelques minutes seulement, des extraits d’un faux communiqué qui usurpait l’identité de Vinci.

Cette publication avait fait chuter le cours de bourse de l’entreprise, ce dont celle-ci s’était plaint auprès des autorités pénales. La plainte avait été classée sans suite, mais l’AMF s’est ensuite saisie elle-même de l’affaire. En application d’un règlement européen (Règlement « abus de marché »), l’AMF avait condamné la seule agence Bloomberg à une amende de 5 millions d’euros - un montant jamais vu en matière de presse. La Cour d’appel de Paris avait confirmé la sanction (tout en la réduisant à 3 millions) - et ce alors même que les institutions européennes ont publiquement garanti à plusieurs reprises que ce règlement ne s’appliquerait pas aux journalistes. 

Une telle sanction, prononcée par des autorités peu coutumières des affaires de presse, fait craindre l’apparition d’un double régime du droit de la presse : le droit commun, protecteur de la liberté des médias, quand le média traite d’informations générales. Et celui qui s’appliquera en matière boursière ou financière, sous le risque d’amendes exorbitantes. Cela pourrait aboutir à ce que l’information économique soit considérée comme plus « sensible » et couverte a minima, au détriment du droit à l’information des citoyens dans le domaine de l’économie.

La Cour de cassation se prononcera sur cette affaire le 19 décembre prochain. Reporters sans frontières (RSF) est intervenu dans cette procédure par un mémoire en intervention volontaire, comme elle l’avait fait devant la Cour d’appel, pour souligner le risque qu’une telle procédure d’exception fait peser sur le droit à l’information.

Nous espérons que les magistrats de la Cour suprême française sauront saisir l’enjeu qui s’attache à cette affaire et rappeler l’importance de respecter le cadre juridique applicable aux journalistes, clé de voûte de notre démocratie. 

Ces formes de détournement du droit de la presse sont d’autant plus inquiétantes qu’elles se placent dans un contexte plus large de fragilisation des garanties dont doivent bénéficier les médias, illustré en particulier par d’autres formes de contournement ou de détournement du droit : garde à vue et perquisition du domicile de la journaliste de Disclose Ariane Lavrilleux, détournement des finalités d’une Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) pour permettre à LVMH d’échapper au procès pénal après avoir espionné et infiltré le journal Fakir

Bref, les États généraux de l’information qui ont été lancés en octobre devront permettre de consolider les garanties juridiques permettant de protéger la fonction sociale du journalisme.

 

Signataires :

Reporters sans frontières (RSF)

Le Poulpe

Mediapart

Reflets

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