Etude sur la propriété des médias au Pakistan : le pluralisme en danger
Reporters sans frontières (RSF), en partenariat avec l’organisation locale Freedom Network, dévoile son Etude sur la propriété des médias du Pakistan (Media Ownership Monitor, MOM). Les résultats de cette enquête révèlent notamment que le boom spectaculaire des médias privés du pays constaté durant les quinze dernières années débouche aujourd’hui sur un marché concentré, peu transparent et particulièrement tributaires des revirements économiques.
“L’enseignement essentiel, c’est que le Pakistan a besoin de structures de propriété beaucoup plus larges pour garantir davantage de diversité dans les sources d’information”, résume Iqbal Khattak, directeur de Freedom Network. Le MOM Pakistan est, selon lui, un outil inédit mis à disposition des différents acteurs du secteur des médias du pays pour envisager les réformes à mener dans le futur. Les résultats de l’étude sont disponibles sur une plate-forme interactive, à l’adresse http://pakistan.mom-rsf.org, en versions anglaise et urdu.
“Une vraie liberté de la presse va bien au-delà de l’absence de répression étatique, explique Christian Mir, le directeur de RSF Allemagne, depuis Berlin. C’est seulement lorsque la diversité et le pluralisme du paysage médiatique sont garantis, et lorsque les journalistes travaillent en parfaite indépendance, que les médias peuvent répondre aux exigences démocratiques en informant les citoyens à travers un large éventail d’opinions.” A l’exception de son représentant permanent au Pakistan, aucun membre de RSF n’a pu se rendre dans le pays pour mener des recherches ou en présenter les résultats, en raison de restrictions imposées sur les visas.
Manque de transparence
Dévoilés aujourd’hui, jeudi 18 juillet, les résultats du MOM Pakistan ont été obtenus par une équipe de chercheurs qui ont travaillé durant huit mois, à partir de différents types de données disponibles - sources officielles, organes de presse et actionnaires.
Des demandes ont également été adressées au gouvernement fédéral et aux autorités provinciales, afin d’obtenir, entre autres, les détails des allocations de revenus publicitaires officiels aux médias. Aucune réponse n’a été délivrée par les autorités sollicitées, à l’exception du gouvernement de la province du Khyber-Pakhtunkhwa, dirigé par le parti Tehreek-e-Insaf du premier ministre Imran Khan, qui a fourni aux chercheurs du MOM des données partielles sur cette question.
De même, si les actionnaires de groupes médiatiques ont été largement sollicités, peu ont répondu : les propriétaire d’un groupe de presse écrite, d’un groupe télévisé, de deux stations de radio privées et d’un site internet d’information ont partiellement répondu aux requêtes des chercheurs du MOM.
Pluralisme médiatique menacé
Premier enseignement de l’étude : la concentration des médias d’information est globalement très élevée. Que ce soit en presse écrite, en radio, en télévision ou sur Internet, les quatre plus grands groupes drainent dans chaque catégorie plus de la moitié de l’audience nationale. En d’autres termes, si la diversité de la propriété des médias reflète une diversité des sources d’information, on peut conclure que les citoyens pakistanais sont confrontés à de sérieuses limites en termes de choix et de pluralisme.
En revanche, les huit principaux groupes d’information multimédia attirent à peine un peu plus des deux tiers du public - ce qui veut dire que le niveau de concentration de la propriété croisée des médias présente un risque moyen. En termes d’audience, le plus gros groupes de presse, Jang Group, contrôle environ un tiers du marché au sien des 40 principaux médias du pays. Le gouvernement fait également partie des trois plus grands actionnaires de groupes multimédia.
L’économie des médias : du big bang au chaos ?
Le paysage médiatique au Pakistan a connu des changements radicaux durant les deux dernières décennies. En 2002, avant que le marché de l’audiovisuel ne soit ouvert aux acteurs privés, le pays ne comptait qu’une seule chaîne de télévision et une seule station de radio, toutes deux publiques.
Aujourd’hui, selon, la Pakistan Electronic Media Regulatory Authority (PEMRA), les Pakistanais ont accès à 88 chaînes de télévision et 209 stations de radio. Le nombre de journalistes a lui-même explosé dans le même intervalle, passant de 2.000 à 20.000 reporters. Cette expansion spectaculaire fait écho à une augmentation des investissements en capitaux, un boom de la consommation et le fleurissement des marchés publicitaires.
Selon l’agence officielle du pays, l’Associated Press of Pakistan (APP), les investissements cumulés dans le secteur des médias audiovisuels et/ou numériques entre 2002 et 2017 s’élèvent à 3,5 milliards d’euros. Cette insolente croissance économique explique pour une grande part le développement du secteur privé des médias.
Les choses se sont toutefois renversées durant le second semestre de 2018. Le paysage médiatique pakistanais, qui était considéré comme l’un des plus dynamiques d’Asie du sud, s’est mis à décliner, avec la fermeture de plusieurs titres et stations, mettant 2.000 journalistes au chômage.
Cadre juridique inadapté
Crise économique, arrivée au pouvoir d’un parti hostile aux médias, coupures des subventions étatiques… Même les plus gros groupes, aux reins réputés solides, ne sont pas épargnés. Le groupe Jang a ainsi dû fermer trois titres et deux de ses bureaux, mettant à la rue 1.400 journalistes et collaborateurs des médias en une seule journée. Les troisièmes et quatrième plus gros groupes, Express Media et Dunya Media, ont licencié 200 journalistes et réduits les salaires des autres de 15 à 30%.
Les résultats du MOM révèlent aussi que le cadre juridique censé encadrer la paysage médiatique et la concentration des médias s’avère largement inadapté. En cherchant davantage à contrôler la nature des contenus informatifs plutôt que d’établir des standards journalistiques ou défendre les droits des consommateurs, le régulateur est davantage un obstacle à la diffusion d’une information plurielle qu’un facilitateur. Cette lacune juridique est d’autant plus flagrante en ligne, où elle met clairement en péril le principe de la neutralité du net.
La propriété des médias, un enjeu global
Initiées par RSF, les enquêtes sur la propriété des médias regroupées sur la plate-forme Media Ownership Monitor font partie d’un projet global de recherche et de plaidoyer. Le Pakistan est le vingtième pays étudié, après l’Albanie, le Brésil, le Cambodge, la Colombie, l’Egypte, le Ghana, le Maroc, l’Inde, le Liban, le Mexique, la Mongolie, les Philippines, le Pérou, l’Ukraine, le Sri Lanka, la Tanzanie, la Tunisie et la Turquie.
Le Pakistan figure à la 142e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse de 2018.