Entreprises vs. Journalistes : la bataille de l'information
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Journalistes et médias doivent affronter de plus en plus fréquemment les menaces et la censure des entreprises privées et d'Etat. Cette privatisation de la violence et de la censure contre les journalistes s'est illustrée au cours des dernières semaines par des affaires graves pour la liberté de la presse en Chine. Tout récemment, deux journalistes ont eu mailles à partir avec la police pour avoir publié une enquête sur une entreprise de biotechnologie. Par ailleurs, un journaliste réputé de Pékin a été sévèrement agressé, il y a quelques semaines, après plusieurs reportages retentissants sur des entrepreneurs du secteur de la santé. Ce phénomène n'est pas nouveau, mais il tend à s'accélérer dangereusement.
Reporters sans frontières dénonce ce harcèlement de certaines entreprises à l'encontre des journalistes qui les dérangent. Régulièrement accusées de corrompre les médias locaux, de nombreuses sociétés chinoises utilisent aujourd'hui leur influence sur les autorités (police et Département de la propagande) pour éviter les reportages négatifs. Paradoxalement, ce phénomène va de pair avec un souci croissant des Chinois pour le droit des consommateurs et la qualité des produits et des services.
Nous appelons les autorités de Pékin à prendre des mesures énergiques pour mieux protéger les journalistes chinois qui se mettent parfois en danger de mort pour enquêter sur ces entreprises. L'organisation note avec satisfaction le communiqué de la General Administration of Press and Publication (GAPP), en date du 30 juillet, qui apporte son soutien aux professionnels de l'information. Il est temps que les autorités se saisissent de toutes ces affaires.
Reporters sans frontières a recensé et enquêté sur les principales affaires de liberté de la presse impliquant des entreprises chinoises.
Dernière en date, l'interpellation de Liu Hongchang, qui avait publié, en association avec son confrère A Liang, une enquête sur une entreprise de biotechnologie. Le 9 août, Liu Hongchang a été interpellé par la police de Laiyang pour avoir divulgué des informations sur l'entreprise de biotechnologie Hanlin, basée dans cette ville de la province du Shandong (Est). Le rapport des deux journalistes révélait les ambitions du groupe de devenir un "géant" du secteur, ainsi que des problèmes internes. Ce rapport a été publié sur le site internet qianlong.com, ensuite contraint de le retirer, sur ordre des autorités locales.
En effet, le Bureau de la propagande de Laiyang a alerté les autorités de Pékin. Lors de l'interrogatoire de Liu Hongchang, les questions se sont focalisées sur ses sources, et d'éventuels pots-de-vin qui auraient poussé les journalistes à écrire ce rapport. A Liang, quant à lui, n'a pas encore été interrogé, car il était absent de Pékin. La police a menacé de lancer un mandat d'arrêt s'il ne se présentait pas de lui-même à la convocation.
Plusieurs journalistes ont exprimé publiquement leur soutien à Liu Hongchang et A Liang, considérant que les procédés de la police violent la liberté de la presse.
Dangereux pour la santé, dangereux pour les journalistes
Reporters sans frontières réitère sa demande aux autorités de mener une enquête exhaustive sur l'agression, le 24 juin dernier, à Pékin, de Fang Xuanchang, journaliste scientifique du magazine Caijing. Alors qu'il rentrait à son domicile, le journaliste a été violemment agressé, frappé notamment à la tête et au dos à coups de barre de fer et a dû être hospitalisé d'urgence. A ce jour, la police n'a pas mené d'enquête exhaustive sur cette tentative d'assassinat.
"Ils ont essayé de me tuer", a déclaré Fang Xuanchang au journal en ligne www.foreignpolicy.com en parlant de ses deux mystérieux assaillants. Mais qui a essayé de tuer Fang Xuanchang et pour quelles raisons ? Le journaliste explique ne pas connaître l'identité ni le motif de ses assaillants, cependant il émet des hypothèses : ces hommes pourraient avoir été engagés par un médecin qu'il avait dénoncé dans un de ses articles. En effet, Fang Xuanchang s'intéresse au charlatanisme, inventions mensongères, et autres incompétences scientifiques qui se multiplient dans les milieux médicaux. Il a publié plusieurs enquêtes sur des petites entreprises du secteur de la santé aux pratiques douteuses.
Autres hypothèses pour expliquer cette agression : il avait révélé la présence de céréales génétiquement modifiées en Chine ; réfuté, dans une émission télévisée, la thèse d'un scientifique qui affirmait pouvoir prédire les séismes ; ou encore dénoncé l'abus de confiance d'un médecin qui prétendait avoir trouvé un remède miracle contre les cancers.
Autre cas de censure imposé par le Département de la propagande est celui datant du 13 août, qui concerne la diffusion d'informations sur le lait en poudre de la marque Synutra produit par une compagnie basée à Qingdao (Est). Plusieurs articles de presse avaient dénoncé le fait que ce lait serait la cause de dérèglements hormonaux chez des fillettes. Après que le ministère chinois de la Santé a démenti les informations le 12 août en affirmant que le lait en poudre avait été analysé par neuf experts et qu'aucun lien avec ces dérèglements hormonaux n'avait pu être prouvé, les autorités ont imposé aux médias de n'utiliser que les dépêches de l'agence officielle Xinhua sur cette affaire.
Autre média à faire les frais d'un article sur la mauvaise qualité d'un produit est le Meiri Jingji Xinwen (National Business Daily) publié à Shanghai. En juin, un journal de Hongkong dénonçait la présence de substances chimiques cancérigènes dans un célèbre shampooing de la marque Bawang. Ce shampooing aux plantes médicinales qui rendrait les cheveux encore plus brillants, comme l'affirme la star de cinéma Jackie Chan dans une publicité, contiendrait un taux très élevé de dioxane, un agent cancérigène.
L'information a été reprise par le Meiri Jingji Xinwen, mais le 30 juillet, quatre personnes de l'entreprise Bawang ont fait irruption dans les bureaux du journal pour menacer le personnel et particulièrement le rédacteur en chef.
Des enquêtes sur les vaccins contaminés dans la province du Shanxi ont également valu à Bao Yueyang, rédacteur en chef du journal Zhongguo Jingji Shibao (China Economic Times), d'être écarté de son poste pour être transféré à une autre fonction au sein de la Development Publishing Company. Cette affaire de vaccins a fait grand bruit depuis mars 2010 dans la presse chinoise. Le gouvernement avait restreint la publication d'informations sur ce scandale sur les sites chinois, et les médias traditionnels avaient été priés de se limiter aux dépêches de l'agence officielle Xinhua.
Bao Yueyang est connu pour avoir incité ses journalistes à enquêter sur des sujets sensibles. Il a refusé de commenter la sanction prise à son encontre.
Censure favorable aux entreprises
D'autres affaires récentes révèlent comment les autorités ont couvert les entreprises au détriment de la liberté d'informer.
L'affaire du faux diplôme doctoral de Tang Jun
Le 12 juillet, le Bureau central de la propagande a interdit aux médias de reprendre l'information selon laquelle l'un des anciens présidents de Microsoft en Chine, Tang Jun, était impliqué dans une affaire de falsification de diplôme académique américain. L'affaire faisait grand bruit sur le Web, et avait poussé des journalistes à faire des recherches sur l'authenticité des diplômes de certaines personnalités chinoises.
Le magazine Business Watch et l'entreprise d'électricité d'Etat Grid Corp
Début mai, le magazine Business Watch a été suspendu pendant un mois suite à une enquête datée de mars sur l'entreprise d'électricité d'Etat Grid Corp. Les autorités n'auraient pas apprécié que le journaliste utilise des documents internes.
L'explosion d'une usine à Nanjing
Le 28 juillet, à Nanjing, une usine a explosé faisant trois cents blessés et dix disparus. Une équipe de la chaîne Jiangsu TV s'est rendue sur les lieux et a diffusé des images dans la foulée. Mais un fonctionnaire a empêché les reporters de continuer de prendre des images de l'usine, les menaçant de "sérieux problèmes". Les images ont ensuite été retirées du Web.
Agression d'un journaliste du Zhongguo Shibao
A Shenzhen, le 29 juillet, Chen Xiaoying, du journal Zhongguo Shibao (China Times), a reçu plusieurs violents coups de poing au visage alors qu'elle arrivait sur les lieux d'un rendez-vous avec une source anonyme, à Shenzhen. Cet inconnu lui avait affirmé qu'il pourrait lui révéler des informations sur l'entreprise Shenzhen International Enterprise Co. La journaliste pense que l'attaque a un lien avec son article publié le 8 juillet, qui présumait que le directeur de cette compagnie était impliqué dans des activités illégales. Le directeur l'avait menacé auparavant : "Ce genre de publication ne t'apportera rien de bon." Après l'agression, des responsables de l'entreprise ont nié toute implication dans cet incident.
L'affaire exemplaire de Qiu Ziming
Certains cas similaires peuvent avoir un dénouement heureux, comme en témoigne l'affaire très médiatisée de Qiu Ziming. Journaliste de The Economic Observer, il a été contraint, en juillet, de se cacher après avoir été placé sur la liste des criminels les plus recherchés par les autorités de police de Suichang, province du Zhejiang (Est). Il était accusé de "diffamation" pour avoir dénoncé les mauvaises pratiques d'un important producteur de batteries, Kan Specialties Material Corporation. Le 29 juillet, les autorités du Zhejiang sont revenues sur ce mandat d'arrêt, après que le journaliste avait gagné le soutien massif des internautes grâce à son blog. Pendant sa cavale, il affirmait être innocent.
Ces différentes affaires démontrent que de plus en plus de journalistes testent les limites de la liberté de la presse en Chine. Mais ils se heurtent encore trop souvent à un bloc toujours plus soudé, celui du gouvernement et des entreprises aussi bien étatiques que privées.
Publié le
Updated on
20.01.2016