En prison pour un délit de presse ?

Le 16 avril 2014, le Parlement kirghiz a adopté en deuxième et troisième lectures des amendements à l’article 329 du Code pénal qui rendent passible de prison la diffusion dans les médias de toute « information mensongère à propos d’un délit ou d’un crime ». Pour limiter le risque d’abus liés à ces nouvelles dispositions, les députés ont parallèlement proposé d’encadrer plus étroitement le lancement des poursuites judiciaires. Reporters sans frontières n’en déplore pas moins un texte inutile et dangereux pour la liberté de l’information. « La législation actuelle punit déjà la diffamation et les “dénonciations mensongères”. L’adoption de cette loi constitue un recul inutile et indigne des ambitions démocratiques affichées par les autorités kirghizes : elle vide de sens la dépénalisation de la diffamation acquise en 2011. En criminalisant à nouveau un délit de presse, les autorités envoient un message dissuasif à l’ensemble de la profession, favorisent l’auto-censure et entravent le travail d’investigation des journalistes. Malgré la volonté d’encadrer plus étroitement la procédure pénale en lien avec cet article, la disproportion des peines qu’il envisage et le flou de la notion d’”information mensongère” en font une arme de choix pour les censeurs », déclare Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’est et Asie centrale de chez Reporters sans frontières. « Nous appelons le Président de la République, Almazbek Atambaev, à reconnaître que ce texte est contraire à la Constitution et à ne pas le promulguer », ajoute-t-il. En cas d’« information mensongère » concernant un délit, les amendements adoptés le 16 avril prévoient des peines allant d’une amende de 50 000 à 200 000 soms (environs 650 à 2 700 €), et d’un an à trois ans d’emprisonnement suivant la gravité du mensonge. Ce projet de loi a été porté, entre autres, par la députée Eristina Kotchkarova du parti « Ar-Namys ». Auparavant accusée à tort d’être de nationalité étrangère, elle justifie cette initiative par « la nécessité de contrer les campagnes de dénigrement et les calomnies véhiculées par certains médias ». Contrairement au précédent projet de loi porté par la députée du Parti au pouvoir, Galina Skripkina, et rejeté par le Parlement, Eristina Kotchkarova souligne que les amendements adoptés ne visent pas seulement les journalistes, mais tout individu responsable de la diffusion d’informations mensongères via des médias, que ce soit « des personnalités officielles ou des citoyens ordinaires ». Les médias craignent toutefois d’être considérés pénalement responsables des informations qu’ils citeraient de sources anonymes. Sur les 85 députés que compte le Parlement, seuls sept ont voté contre le texte, dont Chirine Aïtmatova, la fille du célèbre écrivain Tchinghiz Aïtmatov. Au lendemain de l’adoption du projet de loi, Omurbek Abdyrakhmanov, soutenu par quinze autres députés, a demandé à ce qu’il soit à nouveau soumis au vote. Au sein de la société civile, de nombreuses voix se sont faites entendre pour contester les amendements. L’ombudsman Bakytbek Amanbaev a déclaré qu’ils étaient anticonstitutionnels, car ils violaient les articles de la loi fondamentale concernant la liberté d’expression et la liberté d’accès à l’information : « chacun a le droit de chercher, recevoir, et diffuser tout type d’information, à l’exception de celles qui vont à l’encontre du système constitutionnel existant et des autres restrictions définies par la loi ». Si le président Atambaev ne s’oppose pas à la promulgation des amendements, l’ombudsman a annoncé son intention de faire appel à la Chambre constitutionnelle de la Cour Suprême. Dans une Asie centrale marquée par des régimes despotiques et autoritaires, le Kirghizstan fait figure d’exception. Le pays figure à la 97e place sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse 2014 établi par Reporters sans frontières. De récentes initiatives parlementaires pourraient toutefois infléchir ce positionnement. Outre les amendements sur les « informations mensongères », un projet de loi visant à interdire « la propagande homosexuelle » a été introduit au Parlement kirghiz le 15 avril. Reprenant les termes de la loi russe promulguée en juin 2013, il prévoit de condamner entre autres « la publication dans les médias de photos, de vidéos ou de textes contenant une incitation implicite ou explicite à des relations sexuelles non-traditionnelles, comme l’homosexualité. » (Photo: Jogorku Kenesh)
Publié le
Updated on 20.01.2016