Dix ans après le massacre de 32 reporters à Maguindanao, la justice philippine en question

A la veille de la célébration du dixième anniversaire du plus grand massacre de journalistes de l’histoire, dans la ville d’Ampatuan, le 23 novembre 2009, Reporters sans frontières (RSF) presse les magistrats chargés de juger l’affaire de mettre enfin un terme à l’impunité qui caractérise ce crime atroce.

Dix ans que les familles attendent... Dix ans que la justice s’avère incapable de reconnaître des coupables... Dix ans que le meurtre de 32 journalistes reste impuni. Le 23 novembre 2009, ces reporters ont été massacrés dans un guet-apens tendu par une centaine d’hommes dans la ville d’Ampatuan, alors qu’ils accompagnaient un convoi pour couvrir le dépôt de candidature d’un homme politique local au poste de gouverneur de la province de Maguindanao, dans le sud des Philippines. Au total, 58 personnes ont péri et leur corps ont été entassées dans une fosse commune. A la pelleteuse. 

 

Dix ans plus tard, les familles des victimes espèrent qu’un verdict, qui doit être rendu au plus tard le 20 décembre prochain par le Tribunal régional de Quezon, permettra enfin d’enrayer le cycle d’impunité qui entoure ce massacre. “J’ai le sentiment que tous ne seront pas reconnus coupables, regrette Grace Morales, la veuve du journaliste de la chaîne News Focus Rosell Morales, interrogée par RSF. Mais j’espère au moins que les principaux suspects seront condamnés. Les preuves sont là, elles sont tangibles. On sait très bien qui a commis ce crime affreux. Cela fait trop longtemps.” 



“Tous les regards sont tournés vers la juge Jocelyn Solis-Reyes et le Tribunal de Quezon, qui ont une responsabilité historique dans la reconnaissance des coupables de la tuerie d’Ampatuan, déclare Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. L’impunité qui entoure ce massacre en masse de journalistes est d’autant plus insupportable qu’elle résonne, dans l’ensemble du pays, comme un encouragement à la liquidation des reporters qui dérangent les potentats locaux tout-puissants. Il en va de la crédibilité de l’Etat de droit philippin. Et du respect envers les familles des reporters assassinés.”

 

Coupables connus


Les coupables présumés de ce crime sont connus de longue date : il s’agit des membres du clan des Ampatuan, du nom d’une dynastie politique qui règne en maître absolu sur la province de Maguindanao. L’un des fils de la famille, Andal Ampatuan Junior, entendait aussi se présenter au poste de gouverneur pour lequel le convoi funèbre s’était mis en route.

 

“Un contact nous avait parlé d’une menace émise par les Ampatuans contre Mangudadatu, [le politicien qui voulait déposer sa candidature]”, se souvient auprès de RSF Nonoy Espina, qui couvrait la région, à l’époque, pour le portail en ligne Dateline Philippines. Comme lui, de nombreux journalistes ont jugé incontournable de couvrir cet événement majeur pour la région.

 

Ils n’ont pas eu la chance de Nonoy Espina : lui a échappé de justesse à la mort, ce triste jour de novembre, grâce à une grippe qui l’a cloué au lit. “Alors que j’avais de la fièvre, j’ai reçu un SMS disant que le convoi avait disparu, explique-t-il. J’ai pensé qu’ils étaient retenus à un check-point… Deux heures plus tard, un autre texto est tombé : ‘Convoi localisé. Tous morts.’”   


Machine judiciaire entravée

 

Aujourd’hui président de l’Union nationale des journalistes (NUJP), dont il était directeur il y a dix ans, Nonoy Espina a été l’un des premiers à se rendre sur les lieux du drame. “J’ai senti mes jambes se transformer littéralement en compote...” La première urgence a été de documenter le drame de façon indépendante et d’entrer en contact avec les familles des journalistes assassinés. Très vite, pas moins de 195 suspects ont été identifiés.

 

La machine judiciaire, elle, a été dès le début entravée par les principaux responsable du drame. Qui sont-ils ? Dans la famille Ampatuan, il y a d’abord “El Padre”, le patriarche, le cerveau, Andal Ampatuan Senior. Lui-même gouverneur de la province de Maguindanao au moment du massacre, son statut de parrain en fait le principal instigateur présumé du drame, et il est rapidement inculpé en tant que tel.

 

Mais, dès 2010, Aquiles Zonio, correspondant du Philippines Daily Inquirer, dévoile les menaces de mort dont il est victime pour le dissuader de témoigner contre le patriarche et ses hommes. Le journaliste révèle aussi les cas d'intimidations, de menaces et de violences qui ont visé les policiers qui ont émis des rapports soulignant l’implication des Ampatuans. Andal Senior mourra sans jamais avoir été jugé, en 2015, d’un cancer du foie.


Deuxième suspect principal : le fils préféré, Andal Ampatuan Junior, qui est considéré comme le meneur. Selon plusieurs témoignages, c’est lui qui a pris la tête de la milice d’une centaine d’hommes qui ont organisé le guet-apens et massacré les journalistes et les autres membres du convoi. A ses côtés, ses frères Zaldy et Sajid Islam, et son cousin Akmad, font office de lieutenants sanguinaires. 


 

Pour la justice, le déroulement des faits aurait dû être limpide. C’était compter sans la corruption rampante du système. En 2014, on apprend que plusieurs procureurs en charge de certains cas ralentissent volontairement les enquêtes en échange de pots-de-vins. La procédure est gravement ralentie. 


Pressions

 

Les parties civiles et les témoins font l’objet de tentatives de corruption, de menaces ou, dans le pire des cas, d'assassinat, comme ce fut le cas en 2014 pour l’un des chauffeurs des Ampatuan. Des pressions répétées sont exercées par les proches d’Andal Junior contre un témoin clé, le vice-maire Sukarno Badal, qui finit par réaffirmer sa version selon laquelle il a vu vu l’accusé fusiller lui-même des victimes lors du massacre.

 

Finalement interpellé, et malgré plusieurs demandes de libération sous caution, Andal Ampatuan Junior et son frère Zaldy resteront en détention provisoire jusqu’au verdict attendu en décembre. A l’inverse, Sajid Islam Ampatuan, à l’instar de 80 autres suspects, peut désormais évoluer en parfaite liberté. Après avoir payé une caution de 11,6 millions de pesos (plus de 200.000 euros), il a été libéré en 2015 pour se faire élire maire à deux reprises. 

 

 

“Qu’il faille attendre dix ans pour que soit rendu un verdict pour un crime aussi atroce est une terrible injustice”, regrette Nonoy Espina, qui se garde pourtant de blâmer les magistrats pour cette lenteur. “Plus que le naufrage de notre système judiciaire, cette affaire est symptomatique de notre système de gouvernance, où l’élite nationale s’appuie sur des clans comme les Ampatuans et les laisse amasser richesses et pouvoirs, en mettant de côté leurs excès pour s’assurer du support électoral de ces familles. Il en résulte une culture de l’impunité qui encourage encore plus d’atrocités.”

 

Selon les chiffres de RSF, depuis le début du seul mandat de l’actuel président, Rodrigo Duterte, quatorze autres journalistes ont été assassinés, la plupart parce qu’ils critiquaient des potentats locaux. Personne n’a, à ce jour, été condamné pour ces crimes.  

 

Les Philippines se classent à la 134e position sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2019 établi par RSF.

 

Publié le
Updated on 22.11.2019