Deux ans après l'assassinat du journaliste Jean Dominique, RSF et le réseau Damoclès dénoncent la "culture de l'impunité" dont est victime la presse
A l'occasion du deuxième anniversaire de l'assassinat de Jean Dominique, le 3 avril, RSF et le réseau Damoclès, association de lutte contre l'impunité, rappellent quels ont été les principaux obstacles rencontrés par l'enquête et dénoncent une "culture de l'impunité" entretenue pour museler la presse.
Le 3 avril 2000, Jean Dominique, le journaliste et analyste politique haïtien le plus connu du pays, est abattu dans la cour de Radio Haïti Inter dont il était le directeur. Lors de l'attentat, Jean-Claude Louissaint, gardien de la station, trouve également la mort. Connu pour son indépendance de ton, Jean Dominique critiquait aussi bien les anciens duvaliéristes et les militaires, que les grandes familles de la bourgeoisie ou, plus récemment, ceux qu'il soupçonnait, au sein de Fanmi Lavalas (FL), le parti du président Jean-Bertrand Aristide, de vouloir "détourner ce mouvement de ses principes". Dans un éditorial du 19 octobre 1999, le journaliste avait vivement mis en cause Dany Toussaint, une des figures de FL. Pour Michèle Montas, sa veuve, une seule certitude : "Jean a été tué parce qu'il était incontrôlable." En contradiction avec les déclarations officielles, pratiquement toutes les institutions de l'Etat ont fait obstacle à l'enquête. Le ministère de la Justice n'a jamais assuré de façon satisfaisante la sécurité du juge d'instruction, pourtant menacé. La police a refusé d'exécuter des mandats d'amener. Elle est aussi soupçonnée d'avoir livré Panel Rénélus, un important suspect, à une foule de manifestants qui l'a tué à coups de machette le 9 novembre 2001. Rénélus est le deuxième suspect mort peu après son arrestation dans le cadre de cette affaire. En juin 2000, Jean Wilner Lalanne, soupçonné d'avoir servi d'intermédiaire entre les commanditaires et les exécutants du crime, était décédé dans des circonstances douteuses lors d'une opération chirurgicale bénigne pratiquée après son interpellation. Alors que l'enquête désigne Dany Toussaint, élu sénateur en mai 2000, comme le principal suspect, le Sénat s'est opposé à plusieurs reprises à la bonne marche de l'enquête. Le 31 janvier 2002, après six mois d'étude du dossier, il a notamment rejeté la demande du juge de lever l'immunité parlementaire de M. Toussaint au motif que cette demande serait "incomplète" et qu'un supplément d'information était nécessaire. Une décision qui intervient une semaine après la décision du président Aristide de refuser de renouveler le mandat du juge Gassant, dont le sérieux et le courage étaient reconnus de tous, et de confier le dossier à un collège de trois juges d'instruction. Sûrs de pouvoir bénéficer d'une totale impunité, les sympathisants de FL, regroupés dans des organisations de base dites "organisations populaires" (OP), multiplient depuis un an les agressions contre les journalistes jugés trop critiques à l'égard du gouvernement et qu'ils accusent de travailler pour l'opposition. Au total, une quarantaine de journalistes ont été menacés ou agressés en 2001. Une quinzaine d'autres cas ont été recensés par l'Association des journalistes haïtiens (AJH) depuis le 1er janvier 2002. Le gouvernement n'a que rarement condamné ces agressions. Bien au contraire, l'absence d'enquêtes sérieuses montre qu'une véritable stratégie visant à assimiler la presse à l'opposition, afin de légitimer les attaques à son encontre, pourrait bien avoir été élaborée au plus haut niveau de l'Etat. Une spirale de la violence qui a abouti, le 3 décembre 2001, à l'assassinat de Brignol Lindor, journaliste de la station Echo 2000 à Petit-Goâve (sud-ouest de Port-au-Prince). Selon une enquête réalisée par l'AJH, des membres de l'organisation populaire "Domi Nan Bwa", proche de Fanmi Lavalas, ont reconnu avoir assassiné Brignol Lindor. Malgré ces aveux, les meurtriers sont toujours en liberté. La situation de la presse s'est de nouveau dégradée le 17 décembre, lors d'une tentative supposée de coup d'Etat. Des partisans armés du président Aristide descendus dans la rue s'en sont systématiquement pris aux journalistes jugés "critiques". Ce jour-là, le climat d'insécurité a conduit sept radios à cesser leurs émissions ou à suspendre leurs bulletins d'information et plusieurs locaux de l'opposition ont été incendiés par les manifestants pro-Lavalas. Démunis face à un Président qui ne désavoue pas ses partisans, une quinzaine de journalistes ont pris le chemin de l'exil. Une campagne radio contre l'impunité
Afin de faire pression sur le gouvernement haïtien pour qu'il mette un terme à la "culture d'impunité" dont est victime la presse haïtienne, RSF et le réseau Damoclès ont lancé une campagne radio contre l'impunité. Un spot dénonçant l'attitude des autorités dans l'affaire Jean Dominique réalisé en français et en créole sera diffusé par une vingtaine de stations haïtiennes, américaines, canadiennes et françaises. En Haïti, une dizaine de radios parmi les plus importantes de Port-au-Prince ont déjà commencé à le diffuser. C'est l'occasion pour ces dernières, dont plusieurs journalistes comptent parmi les victimes d'agressions ou font partie des exilés, de montrer que la lutte contre l'impunité n'est pas seulement l'affaire de la famille de Jean Dominique ou de Radio Haïti Inter. Une dizaine de stations ou d'émissions de la communauté haïtienne des Etats-Unis et du Canada diffuseront également le spot. Parmi les radios internationales, Radio France internationale et Voice of America ont confirmé leur participation. Recommandations aux autorités haïtiennes
RSF et le réseau Damoclès appuient les recommandations adressées le 21 février 2002 aux autorités haïtiennes par la fondation Echo Voix Jean Dominique, qui milite pour que toute la lumière soit faite sur l'assassinat du directeur de Radio Haïti Inter. Dans le cadre de l'affaire Jean Dominique, RSF et le réseau Damoclès demandent ainsi aux autorités haïtiennes : - de renouveler le mandat du juge Gassant, - de faire exécuter les mandats d'amener délivrés contre Richard "Cha Cha" Salomon, considéré comme le bras droit de Dany Toussaint, et Franck Joseph, garde du corps du sénateur, qui ont refusé de comparaître devant le juge, - de lever l'immunité parlementaire du sénateur Dany Toussaint, - de relancer l'enquête sur l'assassinat de Panel Rénélus, qui semble aujourd'hui enterrée, et sur la mort de Jean Wilner Lalanne. Les deux organisations demandent également aux autorités haïtiennes : - de faire exécuter les mandats d'arrêt délivrés contre les membres de "Domi Nan Bwa" qui ont reconnu être les auteurs de l'assassinat du journaliste Brignol Lindor, - de condamner fermement toute atteinte à la liberté de la presse et de mener sur chacune d'entre elles une enquête approfondie permettant de sanctionner ses auteurs, quelle que soit leur appartenance politique, - de mettre en œuvre une campagne de désarmement de la population, qui commencerait par celui des organisations populaires. RSF et le réseau Damoclès rappellent que, le 11 janvier 2002, elles ont demandé à l'Union européenne et au Congrès des Etats-Unis de prendre des sanctions individuelles à l'encontre de vingt-quatre officiels haïtiens. Ceux-là mêmes qui, par action ou par omission, entravent les enquêtes destinées à faire la lumière sur les assassinats de deux journalistes, Jean Dominique et Brignol Lindor. Les sanctions personnalisées demandées sont de deux types: refus de visa d'entrée et de transit dans les territoires des Etats membres de l'Union européenne et des Etats-Unis pour les personnes citées et leur famille et gel de leurs fonds détenus à l'étranger.