Couverture des flux migratoires en Espagne : quand tout est mis en oeuvre pour entraver le travail des photographes

Aux Canaries, les photojournalistes couvrant l’arrivée de migrants par la mer se heurtent à de multiples entraves de la part des autorités locales. Reporters sans frontières (RSF) appelle le gouvernement espagnol à permettre aux journalistes d’exercer librement leur métier et à faire preuve de transparence sur la situation migratoire.

Rétention d’informations sur les lieux de débarquement, choix de lieux de récupération des migrants difficiles d’accès, recours à des obstacles physiques pour gêner les prises de vue, mise en place de protocoles de sécurité… Les autorités locales, les forces de police et la Délégation du gouvernement dans les îles Canaries, multiplient les stratagèmes pour entraver le travail des photojournalistes et rendent très difficile la couverture de l’arrivée des migrants par la mer.


Le 21 août dernier, après deux mois de préparation et de communication avec les autorités locales, le responsable éditorial d’Associated Press (AP) pour l’Espagne et le Portugal, Emilio Morenatti, envoyé par l'agence pour rendre compte des flux migratoires dans les îles, n’a pas été en mesure de photographier l’accostage d’un bateau de migrants, dont il avait pourtant reçu l’avis d’arrivée au port d’Arinaga, à Las Palmas : « Nous avons attendu toute la journée pour savoir où et quand l’embarcation serait remorquée. Malgré notre disposition à collaborer, la Délégation du gouvernement évitait de nous répondre. Finalement, le bateau a été conduit jusqu’à un endroit très éloigné de notre position, alors que la nuit était déjà tombée », explique-t-il. Le photographe a partagé une image sur son compte Twitter qui montre l’importante distance qui le séparait  du quai. Le journaliste canarien indépendant Ángel Medina, qui collabore notamment avec l'agence de presse EFE et qui était posté au même endroit, a évalué la distance à près de 900 mètres. Dans une dernière tentative de rapporter des images de qualité, Morenatti s'est rendu en bateau sur une plage où se trouvait une équipe de la chaîne publique espagnole RTVE, avant que l’équipe de télévision et le photographe ne soient expulsés par la police. « Les agents nous ont dit qu’un juge avait ordonné que l’on quitte les lieux, et nous sommes partis », raconte-t-il.


« Je travaille tous les jours en essayant de compenser des distances de 100 mètres, la présence de tentes de la Croix Rouge et d’une vingtaine d’agents qui bloquent toute visibilité, et des véhicules qui déboulent dans le champ en pleine prise de vue, explique le journaliste local indépendant Borja Suárez, qui travaille notamment pour l’agence de presse Reuters et documente les migrations depuis plus de 20 ans. Avoir l’opportunité de prendre des bonnes photos dépend de deux facteurs : avoir la chance de tomber sur un agent avec lequel vous avez déjà établi une relation de confiance et qui vous facilitera la tâche, et la capacité d’obtenir des informations sur l'arrivée d'un bateau avant les forces de sécurité », ajoute-t-il.


Masquer la couverture de l’arrivée des migrants


A ces obstacles d’ordre matériel s’ajoutent des justifications d’ordre moral, les autorités locales accusant les photojournalistes d’être à l’affût d’images morbides. Dès lors, elles avancent la nécessité de protéger la dignité des réfugiés – un argument que réfute Emilio Morenatti : « Cela n’a aucun sens: elles ne m'ont pas laissé photographier les vivants non plus ! Je ne cherche des images de cadavres, je veux apporter un témoignage pour que les gens réalisent ce qu’il se passe sur la “route des Canaries”. » Le photojournaliste et lauréat du prix Pulitzer Javier Bauluz, 25 ans d'expérience dans la couverture des flux migratoires, va plus loin : pour lui, l'objectif du gouvernement espagnol est de « masquer la couverture de l'arrivée des migrants » afin que la population « ne voie que des photographies susceptibles d’apaiser sa conscience et ne reçoive pas d'informations sur la situation réelle ». Le journaliste souligne ainsi le changement de la stratégie de communication sur les réseaux sociaux de Salvamento Marítimo, l’organisation officielle espagnole de sauvetage, qui a cessé de fournir des données détaillées sur ses opérations. Les journalistes reçoivent des données spécifiques s'ils les demandent, mais il n'y a plus de communication proactive de la part de l'organisme.


Certaines voix suggèrent que cette attitude est due à la crainte de la réaction de l'extrême droite devant l’essor de la « route des Canaries ». D'autres soutiennent qu’un gouvernement de gauche ne peut pas se permettre de laisser illustrer la manière dont il réduit l’entrée des migrants dans le pays, comme convenu au sein de l’UE. Quelle que soit la véritable raison, ce qui est sûr, c’est que ces manœuvres de dissuasion exercent un impact néfaste sur l’information, ainsi que l’ont affirmé tous les photojournalistes consultés par RSF. « Au final, ils ont atteint leur objectif, déclare Emilio Morenatti. Je n'ai pas pu prendre les photos que je voulais, mais plutôt des photos neutres, aseptiques. Et encore, je suis un photographe envoyé par une agence, mais beaucoup de journalistes locaux ont abandonné la question migratoire partout en Espagne », conclut-il.


De fait, ce n’est pas la première fois que l’Espagne recourt à cette politique : d’autres photographes ont rapporté des entraves similaires lorsqu’ils couvraient l’arrivée de migrants dans les ports andalous, au plus fort de l’afflux migratoire en Espagne, en 2017 et 2018. Depuis la fermeture de cette “route” en raison de l’intensification du contrôle de l’immigration au Maroc, fruit d’une coopération de l’Union européenne et de l’Espagne avec le royaume, le trajet des migrants a dévié vers les îles Canaries, une traversée beaucoup plus périlleuse qui a déjà fait des centaines de morts dans la première décennie de ce siècle. Et c’est là désormais que se concentrent les entraves au travail journalistique. 


« Tout mettre en oeuvre pour entraver le travail des journalistes jusqu’à ce qu’ils abandonnent est une manière très subtile de masquer les informations qui dérangent, explique le président de RSF Espagne, Alfonso Armada. Il ne s'agit pas d'interdictions ou de censure scandaleuses, mais d’entraves constantes, qui les empêchent de couvrir un sujet de manière professionnelle. Nous condamnons les obstacles délibérément dressés par les autorités locales et les forces police de tous les ports des îles Canaries dans le but d’empêcher les photographes de faire leur travail et demandons au gouvernement espagnol de prendre des mesures afin de permettre à ces professionnels d’exercer normalement leur mission d’information.  Empêcher  les photographes d’immortaliser la réalité de la situation migratoire ne permet pas à  celle-ci de changer. »


L’Espagne occupe le 29e rang sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2020.

Publié le
Updated on 10.09.2020