Chypre du nord : RSF exhorte le Parlement à rejeter un projet législatif menaçant la liberté de la presse
Un projet législatif de l'exécutif de Chypre du nord menace les journalistes de poursuites arbitraires sous prétexte de traiter des bouleversements technologiques. Reporters sans frontières (RSF) exhorte les autorités locales à s’inscrire dans le cadre européen de promotion de la fiabilité de l’information, au lieu de s’inspirer des mesures liberticides de l’État turc.
Le Conseil des ministres, branche exécutive de l'administration de Chypre du nord, a rendu public, le 20 mai dernier, divers projets d’amendements qui laissent entrevoir une grave atteinte à la liberté de la presse sur ce territoire autoproclamé du Nord de l'île de Chypre. Ces amendements, qui ont vocation à modifier le Code pénal, la loi sur les publications nocives, et la loi sur la protection de la vie privée auraient été motivés par “l’évolution récente des technologies et des systèmes d'information” et seront examinés par le Parlement à partir du mois de juin.
L’adoption de tels amendements ferait craindre l’avènement de graves épisodes de répression à l’encontre des médias et des journalistes. Ainsi, un article paru dans un “média de masse” démontrant une intention "malveillante" pourrait valoir une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement à son auteur. Une telle intention recouvrirait une acception plus large que sa définition initiale, soit l’”insulte”, l’“incitation au mécontement et à la dissidence" envers le président ou l’État, mais aussi l’”humiliation” et la “ridiculisation” de ces derniers et de ses représentants, ou encore la contestation de "la souveraineté de l’État de Chypre du Nord". De même, la diffamation à l’égard d’autorités publiques, y compris de représentants d’États étrangers, serait criminalisée, ainsi que la publication, voire la simple republication, de “fausses nouvelles” par un média.
“Le Parlement de Chypre du nord doit rejeter l’ensemble de ces amendements menaçant les journalistes de poursuites arbitraires, les empêchant de pouvoir critiquer le pouvoir et les poussant à l’auto-censure, déclare le responsable du bureau UE-Balkans de RSF, Pavol Szalai. Au lieu de s’inspirer des mesures liberticides prises par l’État turc sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan, les autorités de Chypre du nord doivent s’inscrire dans le cadre européen de la protection de la liberté de la presse et de la promotion de la fiabilité de l’information, bientôt renforcée par une nouvelle législation sur les services numériques.”
La loi actuelle de la partie nord de Chypre est pourtant relativement protectrice des “médias de masse” et des “systèmes d’information”, ces derniers n’étant en effet pas formellement concernés par les documents susceptibles de démontrer une “intention malveillante”. La législation en vigueur ne prévoit pas non plus de délit de publication de fausses informations dans les médias. Enfin, la peine de prison pour publication dite “nocive” ne pouvait excéder six mois de prison, contre les cinq ans requis par le projet législatif.
Au-delà d’introduire des dispositions particulièrement répressives, certains des amendements proposés, notamment ceux prévoyant l’élargissement de la notion d’intention “malveillante” sont, en outre, formulés de manière vague. Une publication serait par exemple dite “nocive” car “mal intentionnée”, si elle “encourage le mécontentement à l’égard du président”. Un tel flou pourrait permettre au juge chargé de leur interprétation de jouir d’une marge manœuvre importante. Le risque d'arbitraire serait alors grand, de même que l’imprévisibilité de la loi pour les justiciables.
Cet élargissement de la notion d’”intention malveillante” semble faire écho à l’article 299 du Code pénal turc qui prévoit de punir d’une peine de prison quiconque commet le crime d’insulte envers le président, une disposition que la Cour européenne des droits de l’homme avait jugé contraire à la liberté d’expression en 2021. La Turquie est d’ailleurs le seul pays à reconnaître la légitimité de Chypre du Nord en tant qu’État, et entretient d’excellentes relations avec son leader, Ersin Tatar. Surtout, elle aurait encouragé l’élaboration de tels projets d’amendements dans le cadre des actuelles négociations avec l'administration locale pour la signature d’un accord financier entre les deux territoires.