Turquie : un mois déjà en prison pour un délit de lèse-majesté

Alors que la journaliste Sedef Kabaş, dernière victime en date de la loi turque de lèse-majesté (article 299), est derrière les barreaux depuis un mois et que le deuxième appel de sa libération a été rejeté, Reporters sans frontières (RSF) appelle les autorités à libérer immédiatement la journaliste, à respecter le jugement de la Cour européenne des droits humains en matière de liberté d’expression et à abolir l’article 299 du Code pénal.



La journaliste et commentatrice indépendante Sedef Kabaş n'aura bénéficié d'aucune clémence. Elle restera en prison jusqu'à son procès, qui se tiendra le 11 mars prochain à Istanbul. La justice a rejeté, le 15 février, son appel pour une libération provisoire. Sedef Kabaş a été arrêtée et incarcérée à la prison des femmes d’Istanbul le 22 janvier, après avoir été accusée « d'avoir insulté le président » lors d'une  émission diffusée sur Tele 1. Elle risque jusqu’à 12 ans et 10 mois de prison pour ce délit de lèse-majesté utilisé pour désarmer les voix critiques.

 

« Cette loi antidémocratique de lèse-majesté est devenue un outil de répression illustrant la politique autoritaire du gouvernement, déclare le représentant de RSF en Turquie, Erol Onderoglu. Elle doit être abrogée et la Turquie doit respecter les lois internationales. L’article 299, dont la Cour européenne des droits humains a récemment déclaré qu’il contrevenait à la liberté d’expression, est constamment utilisé à mauvais escient afin d’étouffer la liberté d’informer et toute critique du président Erdogan. »


 

Alors que Sedef Kabaş était toujours interrogée, les déclarations du ministre de la Justice, Abdülhamit Gül, assurant que “les mots laids qui visent notre président (...) auront ce qu’ils méritent dans la conscience du peuple et devant la justice” sont apparues comme une tentative d’influencer la justice. Au cours du dernier mois, deux appels déposés par les avocats de la journaliste ont été rejetés. Tele 1, où s’exprimait la journaliste, a également fait l’objet d’une enquête par le Conseil suprême de la radio et de la télévision (RTÜK), à la suite de laquelle la chaîne a écopé d’une amende administrative de 5 % de son revenu publicitaire annuel et de la suspension, pendant cinq jours, des émissions diffusant les propos de Sedef Kabaş.

  

200 journalistes poursuivis en huit ans, 70 condamnés

L’article 299 du Code pénal turc, couramment utilisé contre les journalistes et leurs publications dans les médias, les rapports et les livres, pénalise le crime d’insulte envers le président et entraîne un emprisonnement de un à quatre ans.

 

Depuis l’accession d’Erdogan à la présidence de la République, en août 2014, 70 professionnels des médias ont été condamnés à des peines de prison (parfois suspendues) ou d’amendes en vertu de l’article 299, selon les informations recueillies par le représentant de RSF en Turquie qui a assisté à au moins 200 procès de professionnels des médias depuis huit ans. 

Les journalistes ne sont pas les seuls à voir leur liberté d’expression restreinte par l’article 299.  Selon les dernières données du ministère de la Justice turc, entre 2014 et 2020, pas moins de 160 169 enquêtes relatives à l’article 299 ont été ouvertes, dont 35 507 ont mené à des poursuites. Un total de 38 608 personnes, dont plus de 1 000 âgées de moins de 18 ans, ont été traduites devant la justice et 12 881 (dont 10 enfants) ont été condamnées à diverses peines – parmi lesquelles 3 625 à de la prison.

 

Violation de la liberté d’expression

En octobre 2021, la Cour européenne des droits humains (CEDH) a statué, dans l’affaire Vedat Şorli c. Turquie, que l’article 299 constituait une violation de la liberté d’expression, déclarant notamment qu’« une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention et à l’intérêt d’un Etat de protéger la réputation de son chef ».

 

L’article 299 a été maintenu au Code pénal en dépit des réformes menées en 2005 visant à faciliter l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et de l’appel par la Commission de Venise du Conseil de l’Europe pour son abrogation en 2016.

 

La Turquie occupe la 153e place sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.

 

Publié le
Mise à jour le 21.02.2022