Chang Ping sur l'état de la presse en Chine
Organisation :
Chang Ping (长平), est un journaliste respecté en Chine. Personnage entier, refusant de composer avec la censure, il se bat, sans relâche, pour ses convictions : la liberté totale pour la presse. Cet engagement lui a coûté son poste de rédacteur en chef du Nanfang Dushi Bao en mai 2008, après avoir publié des éditoriaux sur les événements au Tibet. En août 2010, Chang Ping a été interdit de publication dans le Nanfang Zhoumo. Le journaliste vit constamment sous la pression du Département de la propagande. Dans une interview réalisée par le journal taiwanais Wangbao (旺报), et traduite en anglais par David Bandurski du China Media Project, Chang Ping donne son avis sur l'état actuel des médias en Chine. Interview spéciale de Chang Ping :
Les médias du continent : nouvelles fissures, nouvelles lueurs
Taiwan Wangbao :Ces dernières années, de nombreux articles ont mis l'accent sur le contrôle grandissant des médias en Chine. Certaines personnes ont même parlé de l'émergence d'un "nouveau nationalisme". Quel est votre avis sur cette tendance? Chang Ping:
On peut dire que, ces dernières années, le contrôle de la presse est devenu plus technique, plus concret (更具体) et plus ciblé (更到位). Il y a dix ans, à l'époque du président Jiang Zemin, les autorités avaient de grosses lacunes. C'est pour cette raison qu'à cette période la presse écrite recevait des motions de censure telles que : "Ne publiez pas les nouvelles de ce site », ou encore « Cette information est une rumeur ». Désormais, il est très rare que la presse écrite reçoive de tels ordres, au contraire des sites Internet à l’heure actuelle. La censure du Web est désormais systématisée (有序了) et efficace. Si un site Web devient problématique, il est immédiatement supprimé. Il n'est pas nécessaire d'envoyer un ordre en amont aux journaux. De nos jours, les journaux sont plus difficiles à contrer. C'est un changement intéressant.
Le bras de fer entre lumière et ténèbres
Quant à la question sur le "nouveau nationalisme", je dirais que l'étatisme (国家主义) et le nationalisme (民族主义) se sont développés, fruits du système éducatif et de la propagande depuis 1989. Suite au mouvement contre la libéralisation bourgeoise en Chine (资产阶级自由化), de nombreux intellectuels libéraux soit ont quitté le pays, soit ne pouvaient plus exprimer leurs convictions. Tout le monde s'est mis à faire de la recherche sur "la nation chinoise" (国学). L'historien Li Zehou (李泽厚) décrit cette évolution en disant : "Les penseurs s'effacent alors que les universitaires se démarquent." Ce phénomène n’a pas été naturel. Les penseurs sont obligés de s'effacer puisque la pression exercée par le gouvernement ne les laisse plus exister. Tout le monde s’est replongé alors dans les vieux bouquins. Les autorités ont également voulu se servir de la discipline des études sur la nation chinoise pour encourager l'esprit nationaliste. Elles ont ainsi éduqué tout doucement une génération entière. Si vous ajoutez à cela le sentiment historique de la colère et de la victimisation en Chine pendant ce dernier siècle, alors vous obtiendrez un nationalisme toujours plus grandissant. Et si en plus on ajoute une technique de censure plus solide, vous faciliterez un peu plus le contrôle des médias. La complexité du problème réside en deux points antagonistes. Le premier, c'est que les techniques de contrôle sont en plein développement. Les autorités doivent toujours s'adapter car, par exemple, elles ne peuvent pas contrôler des réseaux comme Twitter. Le second, c'est que la jeunesse, malgré le fait qu’elle ait grandi avec cette éducation nationaliste, peut procéder à sa propre introspection et n'a plus les idées aussi "pures" que les générations précédentes, ce qui est un nouveau souci pour les autorités. Ainsi, si on compare avec le passé, le contrôle se resserre. Cependant, il faut considérer les nouvelles failles qui sont en train de se créer, et la nouvelle lueur qu'elles laissent passer. Il est encore impossible de dire quelle force l'emportera, puisque le processus de changement n'est pas encore terminé. Lorsque les journaux officiels doivent affronter la loi du marchéTaiwan Wangbao:
Beaucoup de choses se sont produites dans les médias chinois cette année. Pendant la réunion de l’Assemblée nationale populaire, par exemple, treize quotidiens ont écrit un éditorial commun pour appeler à la suppression du système des permis de résidence. Pendant l'Assemblée également, le secrétaire du parti du Hubei, Li Hongzhong (李鸿忠), a été lourdement critiqué pour avoir pris de force le dictaphone d'un journaliste. Cette année encore, des professionnels des médias ont signé une pétition contre la détention de trois confrères du Chongqing Chenbao (Chongqing Morning Post). Beaucoup d'autres journalistes ont été visés par des mandats d'arrêt ou ont été menacés.
Les journalistes chinois ont fait preuve d'idéalisme et se sont opposés à la censure de leurs idées et informations. Pourriez-vous nous faire partager votre opinion? Chang Ping:
Tout d'abord, nous pouvons constater que la nature et le rôle des médias en Chine sont en train d'évoluer. Prenez par exemple le cas de Li Hongzhong. Autrefois, seulement les médias du parti pouvaient assister à la réunion du comité de l’Assemblée nationale populaire. Et s'ils avaient pu avoir y accès, ils n'auraient jamais osé poser ce genre de questions. Si par hasard ils l'avaient fait, ils n'auraient pas pu compter sur le soutien des autres journalistes. Les intérêts des patrons des agences de presse s'alignaient sur la bureaucratie. Aujourd'hui, même le Renmin Ribao (Quotidien du Peuple) doit faire face aux réalités de la loi du marché, et a donc lancé le Jinhua Shibao (Beijing Times). Les critiques les plus virulentes contre Li Hongzhong ont été publiées dans le Jinhua Shibao. Les intérêts des patrons du Jinhua Shibao s'alignent alors sur la loi du marché. Ils doivent publier un journal qui sera lu et qui attire la publicité. En partant de ce phénomène, ils doivent donc soutenir leurs journalistes qui se démarquent en posant des questions qui sortent du lot. C'est une tendance inévitable. Autrefois, c'était "les médias d'abord, le marché après", alors que maintenant les médias se débarrassent de la propagande traditionnelle et suivent les lois du marché. Les nouveaux médias comme Wang Yi (Netease) et Teng Xun (Tencent) se sont lancés dans d'autres sphères économiques, comme celle des jeux en ligne, afin de faire de l'argent, et de financer leurs activités de presse. C'est ce qui s'appelle "le marché d'abord, les médias après". Le contrôle des médias provoque de la frustration et de la déception parmi les journalistes plus idéalistes. Lorsque l'occasion se présente, deux forces s'unissent et luttent ensemble : les lois du marché et le professionnalisme. Parmi cette catégorie de gens, beaucoup d'entre eux ont été très influencés par les événements des années 80 et aspirent à une politique plus ouverte pour les médias. Avec le développement de la presse, ces dernières années, les idées comme le professionnalisme et l'indépendance se sont ancrées plus profondément dans les esprits.
Nous sommes souvent solidaires
Il faudrait encore parler du pluralisme grandissant de la plate-forme médiatique. Traditionnellement, il était très risqué de conjuguer les efforts, mais aujourd'hui, beaucoup d'outils en ligne très rapides et sécurisés peuvent être utilisés. Et tous ces éléments réunis permettent d’entrer en résistance. (...) Pour le cas du Chongqing Chenbao (Chongqing Morning Post), les signataires des pétitions n'ont pas visé les autorités. C'était une stratégie d'opposition. De plus, les affaires que doivent régler les autorités sont trop nombreuses et pour relativiser, les journalistes sont plutôt prudents dans leur approche et ne veulent pas provoquer de sévères représailles des autorités. Le débat sur le système de permis de résidence est un sujet peu polémique et dont on parle depuis plusieurs années. Tout le monde est d'accord, à l'extérieur comme à l'intérieur du système, pour dire qu'il faut le réformer. Les organisateurs de l'éditorial commun voulaient faire pression sur le sujet. C'est certainement la méthode qu'ils ont utilisée qui a le plus mis en colère les organes de la propagande. Leur méthode était de s’unir pour dénoncer. Les autorités voulaient stopper cette tendance. Nous conjuguons souvent nos efforts entre médias, seulement ces efforts sont généralement orchestrés par les organes de la propagande.Taiwan Wangbao:
Dernièrement de nombreux dirigeants ont expérimenté la démocratie ainsi que les débats politiques en ligne. Nous avons également vu l'émergence de Wu Hao (伍皓), un officiel à la tête de la propagande dans la province du Yunnan. Une sorte d'officiel de la propagande plus éclairé. Qu'en pensez-vous? Chang Ping:
C'est une forme de contrôle. Un moyen d'utiliser "l'intimité avec le peuple" (亲民) pour donner l'impression qu'il est de leur côté. Dans une vraie société démocratique, il est inutile pour un dirigeant de dire que l'on peut faire ceci ou cela, c'est donc absurde en quelque sorte.
Les officiels devraient-ils faire la Une des médias?
C'est comme Wang Yang (汪洋), le secrétaire du parti à Canton, quand il dit aux médias de ne pas le mettre en Une des médias. D'une certaine façon, il s'agit d'une autre forme d'ingérence dans les médias. Autrefois, les visites officielles étaient toujours publiées en Une, et personne ne les lisait. Cependant en tant que dirigeant local, il serait tout naturel de devenir le centre d'intérêt, puisqu'il est investi de ce pouvoir et qu'il possède tellement de ressources à sa disposition. Ce sont les médias qui devraient le contrôler. Et de fait il devrait être en Une. Pourquoi suggérez-vous que les dirigeants ne devraient pas faire la Une? (...)On n'écrit pas d'articles par calcul
Certaines personnes pensent qu'il faudrait épargner les dirigeants comme Wu Hao et ne pas trop les critiquer. Je pense que lorsqu'on écrit un article, lorsqu'on est un chercheur et qu'on fait partie des médias, il faut avoir ses propres principes, et parler des affaires sans détours, et sans calcul. Lorsqu'on fait de la politique, on peut agir de la sorte, mais tout le monde ne peut pas être politicien. Les postes de fonctionnaires en Chine permettent à chacun de se prendre pour un président. (...)Les médias pourraient bien devenir un groupe qui cherche le profit
L'influence des médias chinois est très importante, c'est pour cela qu'ils se dégradent et que le risque de corruption est plus important qu'ailleurs. Maintenant, il y a plusieurs forces en compétition. Le gouvernement veut donner des privilèges aux médias. Mais bon nombre d'entre eux se rebellent afin d'obtenir des autorités encore plus d'avantages en échange de leur soumission. C'est une stratégie presque militaire : accorder une amnistie aux rebelles et les inviter à se soumettre honorablement. Des professionnels des médias qui agissent de la sorte, c'est-à-dire des gens qui veulent être bien vus des dirigeants politiques, sont aussi présents dans certains médias du Sud. Les fonctionnaires les invitent à dîner et les voilà très contents. Je suis préoccupé par tout cela. La dissidence chinoise n'est pas assez nette. Les médias risquent de devenir un groupe intéressé, plutôt que de permettre d'ouvrir un large espace. (...)Si on commence à faire des compromis, il n'y a plus de limites
Malheureusement, beaucoup de journalistes changent trop vite. Et quand on commence à faire des compromis, il est difficile de s'arrêter. Vous pensez être arrivé à une certaine position. Mais êtes-vous toujours bien la même personne? Peut-être avez-vous déjà changé puisqu'il est nécessaire de changer. La sauce de soja de la culture officielle est très puissante, et pourrait bien déteindre sur vous et vous changer en ce que vous ne vouliez pas être à l'origine. En d'autres termes, je ne suis pas complètement sûr de moi, et j'essaie de rester continuellement lucide, je n'ose donc pas me tâcher, ne serait-ce qu'un tout petit peu. (...)Publié le
Updated on
20.01.2016