Verdict rendu dans l’affaire Markelov-Babourova : vers la fin de l’impunité ?

« Une fois n’est pas coutume, une enquête sérieuse a été menée sur l’assassinat d’un défenseur des droits de l’homme et d’une journaliste en Russie. Cela est suffisemment rare pour mériter d’être salué », a déclaré Reporters sans frontières au lendemain du verdict rendu, à Moscou, contre les assassins présumés de l’avocat Stanislav Markelov et de la journaliste Anastassia Babourova. « Dans le sillage des discours volontaristes du président Medvedev, les autorités mettraient-elles enfin un terme à l’impunité des assassins de journalistes en Russie ? Elles doivent en tout cas être attentives à ce que les forces de l’ordre ne désignent pas des coupables de manière hâtive, au détriment de la manifestation de la vérité. L’enquête sur l'assassinat de Markelov et Babourova semble satisfaisante, mais les zones d’ombre qui subsistent doivent être dissipées. » Au terme de trois mois et demi de procès et de six heures de délibérations, les militants ultranationalistes Nikita Tikhonov et Evguenia Khasis ont été reconnus coupables le 28 avril 2011, vers 22h. D’après les jurés, c’est bien Nikita Tikhonov qui aurait appuyé sur la détente dans les deux cas. Sa compagne l’aurait aidé à se procurer des armes, à planifier l’assassinat de Me Markelov, et elle aurait suivi la victime le jour du crime pour donner le signal de l’action au moment propice. Elle n’a en revanche pas été reconnue complice du meurtre d’Anastassia Babourova, journaliste stagiaire de Novaïa Gazeta qui accompagnait l’avocat. En effet, ce crime n’était apparemment pas prévu, mais la journaliste étant témoin de l'assassinat de Markelov, Tikhonov l’aurait abattue de peur d’être reconnu. Stanislav Markelov et Anastassia Babourova ont été tués en plein centre de Moscou, le 19 janvier 2009. L’avocat venait de prendre part à une conférence pour dénoncer la libération anticipée de Youri Boudanov, un ancien colonel de l’armée russe condamné à dix ans de prison pour le meurtre d’une jeune Tchétchène. Il plaidait également dans d’autres affaires sensibles, liées à la situation en Tchétchénie, aux milieux nationalistes et à la défense de la forêt de Khimki. Les parties civiles ont fait part à Reporters sans frontières de leur satisfaction quant au verdict prononcé. La mère d’Anastassia Babourova, Larissa, s’est dite persuadée que les assassins de sa fille étaient bien dans la salle. Pour Mikhaïl Markelov, frère de l’avocat abattu, « le procès a été mené de façon honnête et ouverte ». Les jurés ont reconnu les deux inculpés coupables de l'assassinat de l’avocat à 8 voix contre 4, et Tikhonov coupable du meurtre de la journaliste à 7 voix contre 5. Cette mince majorité « témoigne qu’il y a véritablement eu une discussion sérieuse, et que la décision n’a pas été prise à l’unanimité, loin de là ». Le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, Dmitry Mouratov, a également témoigné de sa confiance dans le jury, et estimé que « les preuves rassemblées par l’enquête étaient convaincantes ». Les charges contre Tikhonov et Khasis reposent notamment sur les dépositions de deux témoins directs, sur des vidéos de surveillance, et sur l’arme du crime, retrouvée chez eux au milieu d’un impressionnant arsenal. Plusieurs autres militants ultranationalistes ont également accusé le couple. L’alibi de Khasis a été contredit par la localisation de son téléphone portable à l’autre bout de la ville. D’après les jurés, les tueurs auraient voulu faire payer à Markelov son soutien actif aux militants antifascistes. En particulier, l’avocat avait obtenu que Tikhonov soit recherché pour sa participation présumée à l’assassinat du militant antifasciste Aleksandr Ryukhin en 2006. C’est alors qu’il aurait été contraint d’entrer en clandestinité, de fabriquer de faux documents et de se lancer dans le trafic d’armes (deux autres chefs d’inculpation dont il a été reconnu coupable). Cependant, dans ses aveux initiaux, Tikhonov avait expliqué son geste par le fait que Markelov « défendait des femmes-kamikazes tchétchènes et avait obtenu la condamnation de l’officier russe Youri Boudanov ». Plusieurs zones d’ombres subsistent dans cette affaire. En particulier, les jurés ont conclu à la culpabilité de Nikita Tikhonov « avec l’aide de Evgueniya Khasis et d’autres personnes non identifiés ». L’existence d’autres complices a été mentionnée plusieurs fois par l’enquête. Qui sont-ils, et quel est leur degré d’implication ? Quelle est, en particulier, la part de responsabilité d’autres membres du groupe ultranationaliste « Russky Obraz » ? Par ailleurs, les rétractations ont parsemé le procès. Tikhonov lui-même a mis ses aveux initiaux sur le compte de tortures et de pressions policières. L’un des témoins clé, le dirigeant de « Russky Obraz » Ilya Goryatchev, a fui en Allemagne pendant le procès et a retiré son témoignage, arguant qu’il lui avait été extorqué sous pression. Le juge a refusé de tenir compte de ces déclarations, du fait que le témoin ne les avait pas faites devant la Cour. Surtout, plusieurs des jurés désignés initialement ont démissionné avant que le verdict ne soit rendu. L’une d’entre eux, Anna Dobratcheva, a expliqué publiquement sa décision : dans une interview pour Moskovsky Komsomolets, elle a fait état de pressions sur les jurés pour qu’ils reconnaissent la culpabilité de Tikhonov et de Khasis. D’après elle, l’un des jurés se serait livré à un « lavage de cerveaux » délibéré sur ses collègues. Ces déclarations n’ont pas été commentées officiellement par la justice. L’affaire n’est pas terminée : les peines des deux militants ne seront prononcées que le 5 mai 2011. Et la défense a d’ores et déjà annoncé qu’elle ferait appel. S’il a bien lieu, nous espérons que le procès en appel permettra de dissiper ces zones d’ombre. Cette affaire avait valeur de test. Les autorités russes en ont visiblement pris la mesure. Nous espérons que ce verdict marque à la fois la fin du double jeu du pouvoir avec les milieux ultranationalistes, et le début d’une lutte déterminée contre l’impunité en Russie. De ce point de vue, il reste malheureusement beaucoup à faire : les assassins d’Anna Politkovskaïa, de Natalia Estemirova et de dizaines d’autres journalistes courent toujours.
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Updated on 20.01.2016