Du 13 au 16 juillet, Reporters sans frontières et quatre organisations de défense de la liberté de la presse ont mené une mission dans le département du Valle del Cauca. Dans cette région très exposée à la violence, les journalistes doivent faire face aux menaces conjointes des guérillas, des paramilitaires, des trafiquants et des politiciens locaux.
Alertées par les nombreuses atteintes à la liberté de la presse qui s'y sont perpétrées ces deux dernières années, Reporters sans frontières et quatre autres organisations de défense de la liberté de la presse ont organisé une mission d'information conjointe dans le département du Valle del Cauca (sud-ouest de la Colombie), du 13 au 16 juillet 2005. Reporters sans frontières, la Fundación para la libertad de prensa (Flip - Colombie), l'Instituto prensa y sociedad (IPYS - Pérou), la Fédération internationale des journalistes (FIJ) et le Comité pour la protection des journalistes (CPJ - États-Unis) y ont rencontré, avec le concours de l'Organisation des nations unies (ONU), des journalistes, les autorités locales et des associations de cinq villes du département : Cali (la capitale), Buenaventura, Tuluá, Cartago et Palmira.
L'assassinat de deux journalistes en quelques mois, puis les menaces contre au moins quatre de leurs collègues, en 2004, ont montré la vulnérabilité des professionnels de la presse dans la région. Le droit d'être informé a souffert de cette situation : peu d'informations sont publiées dans les médias locaux sur la situation du Valle del Cauca, pourtant frappé par le conflit entre groupes armés et par la violence liée au trafic de drogues.
Deux des organisations de narcotrafiquants les plus puissantes de Colombie sont basées dans le nord du Valle del Cauca, où elles ont créé deux armées privées, les Machos et les Rastrojos, qui s'opposent dans une guerre sanglante. Ces groupes s'ajoutent aux guérillas d'extrême gauche des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et de l'Armée de libération nationale (ELN), qui disputent le contrôle du territoire à leurs ennemis paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), milices d'extrême droite dont les membres sont toujours actifs malgré un processus de démobilisation engagé au plan national.
Rien qu'à Buenaventura, selon le commandant local de la police, 30 personnes sont tuées chaque mois. Ainsi, le week-end précédant la venue de la mission, sept habitants de Lleras, un quartier sur pilotis d'où partiraient fréquemment des cargaisons de drogue par hors-bord, ont été assassinés par des hommes en uniforme. Autour de Cartago, trois fronts des FARC affrontent des cartels de la drogue. Cali, capitale du département, où certains quartiers vivent sous la coupe de bandes armées, n'est pas à l'abri de la violence qui touche cette région.
Une presse muselée par les assassinats et les intimidations
Les journalistes ne sont pas épargnés par ce climat de violence. L'assassinat à Buenaventura de William Soto Cheng, responsable du programme télévisé « Litoral Pacífico », le 23 décembre 2003, a été suivi le 4 février 2004 de celui d'Oscar Polanco Herrera, abattu à la sortie des locaux de la chaîne CNC de Cartago, dont il présentait le journal. À Buenaventura, les menaces se sont intensifiées contre ceux qui tentaient d'informer sur la situation de la ville. Patricia Gutiérrez, correspondante du quotidien national El Tiempo, a dû quitter la région, bientôt suivie du cameraman Fanor Zúñiga Hurtado. Au cours de la mission, les organisations ont identifié quatre acteurs à l'origine de ces attentats et intimidations contre les journalistes : les trafiquants de drogue, les paramilitaires, les guérillas et des politiciens locaux.
Autorités locales : les intouchables
La plupart des collègues de William Soto Cheng considèrent qu'il a été tué en raison de ses dénonciations des fraudes survenues lors des élections municipales de Buenaventura. Il avait alors accusé l'armée et la police d'avoir participé à la falsification du scrutin, avant de se rétracter sous le coup de plusieurs actions en justice. Un garde du corps lié à un fonctionnaire du nouveau maire, Saulo Quiñones, a été soupçonné d'avoir pris part à l'assassinat et arrêté, puis remis en liberté quelques semaines plus tard. Saulo Quiñones estime pour sa part que les menaces reçues par les journalistes de la ville proviennent « des groupes armés illégaux » (guérilla et paramilitaires) et non des politiciens.
Pourtant, l'ensemble de la presse locale reconnaît que la corruption administrative fait partie des thèmes « interdits » que les journalistes évitent d'évoquer pour ne pas se mettre en danger. A Cartago, ils sont encore plus prudents avec les personnalités politiques locales, dont certaines seraient directement liées au cartel du nord du Valle. Pour éviter les ennuis, personne n'enquête ni ne publie d'article sur ce sujet. Certains reporters se sont plaints d'avoir reçu des intimidations après la publication d'articles critiquant les conditions de la construction d'un terminal de transport dans la ville. A Tuluá, certains journalistes évitent pour leur part d'enquêter sur les policiers « ripoux », toujours dans le but de se protéger. Malgré d'évidents signes de corruption, expliquent-ils, le sujet n'apparaît ni dans les journaux ni sur les ondes. « Si on m'informe d'un cas, je préfère fermer les yeux et passer simplement le communiqué de la police », raconte un journaliste de télévision.
Cali et Palmira semblent bénéficier d'un régime de faveur : les irrégularités de la part de l'équipe municipale font l'objet d'enquêtes. Mais cela n'est pas sans conséquences pour les journalistes. Depuis la création dans le quotidien El Caleño d'un service d'investigation, en août 2004, et la dénonciation de plusieurs scandales de corruption dans l'administration locale, la directrice de cette rubrique, Blanca Torres, a reçu plusieurs menaces. Le 18 décembre 2004, huit hommes se sont rendus à son domicile et, ne la trouvant pas, ont mis sa maison sens dessus dessous sans rien dérober. En 2005, des employés de Radio Luna, média de Palmira qui critique l'équipe du maire, ont reçu un e-mail de menaces et l'un d'eux s'est plaint d'avoir reçu un appel téléphonique de la même teneur. De manière générale, les administrations municipales, première source de publicité et donc de financement des médias locaux, pratiquent également un chantage économique. « Parle bien de la mairie et tu auras ta publicité », expliquent, en substance, des journalistes. C'est un instrument supplémentaire au service des autorités locales pour faire taire les médias.
Narcotrafic : le thème interdit
Plusieurs régions du Valle del Cauca sont des plaques tournantes ou des bases arrière du trafic de drogue. Pourtant, en raison des risques encourus, le sujet n'est presque pas traité par la presse locale.
Cartago abrite ainsi sur son territoire le Cañon de Garrapatas, zone d'accès difficile où seraient cultivés 20 000 hectares de coca. La bande armée des Machos, au service de Diego Montoya Henao, l'un des narcotrafiquants les plus recherchés au monde, natif de la zone, s'oppose aux Rastrojos - chaque groupe comptant entre 500 et 800 combattants.
De l'avis général, ce serait à cause d'une affaire liée à ce trafic qu'Oscar Polanco Herrera, de la chaîne CNC, aurait été tué. Même si le lien avec son activité professionnelle n'est pas encore établi avec certitude, l'assassinat a suffi à faire taire ses collègues, qui reconnaissent de façon unanime que le narcotrafic est un sujet tabou à Cartago.
Les organisations ont pu le constater pendant la mission : l'arrestation de José Aldemar Rondón, le 14 juillet, l'un des principaux blanchisseurs des cartels locaux, a été une information nationale, reprise à l'étranger mais pas à Cartago. « Les négoces et les gens d'Aldemar sont ici, expliquent des journalistes locaux, nous ne pouvons pas nous exposer. » Ils avaient passé sous silence, de la même manière, les nombreuses confiscations de biens menées dans la région par une force d'élite de la police anti-drogue, et même « oublié » d'évoquer la présence de cette force exceptionnelle à Cartago.
L'autocensure touche aussi les villes proches comme Tuluá, où le narcotrafic est un thème extrêmement sensible. « On se contente de répéter ce que dit la police, explique un journaliste. Si elle ne dit rien, on ne sort pas d'info. » Les trafiquants assassinés ou arrêtés sont fréquemment présentés comme de simples « propriétaires », « commerçants » ou « commis ».
Les reporters de Buenaventura agissent de même. Pourtant, ce port de la côte pacifique colombienne est une porte de sortie de la cocaïne. 70 tonnes de poudre ont été saisies depuis le début de l'année 2005, ce qui correspondrait selon les autorités au dixième de ce qui y transite réellement. Encore une fois, le silence des journalistes s'explique par les intimidations. Ainsi, le reporter de télévision Luis Klinger a reçu des menaces pour avoir diffusé des images d'un trafiquant. A Cartago, les narcotrafiquants sont allés plus loin. En juin, ils ont acheté tous les exemplaires de l'hebdomadaire national Semana pour le faire disparaître des points de vente de la ville, parce qu'un article présentait le fils d'un notable local, Ignacio Londoño, comme un proche de la mafia.
Guérilla et paramilitaires : le silence par les armes
Fanor Zúñiga Hurtado, le cameraman qui travaillait avec Luis Klinger, a dû quitter Buenaventura sous la pression des menaces, non pas à cause des narcotrafiquants mais pour avoir refusé de diffuser une vidéo tournée et envoyée par la guérilla des FARC.
Comme lui, beaucoup de journalistes du Valle sont ainsi exposés aux menaces des bandes armées, qui exigent la publication de communiqués ou d'informations les favorisant et veulent interdire celles vantant les mérites de leurs ennemis. Un attentat des FARC a ainsi partiellement détruit les installations de la chaîne RCN à Cali. Des tracts laissés sur les lieux accusaient les journalistes de faire la propagande du gouvernement. Adonai Cárdenas, correspondant à Buenaventura du quotidien local El País, est régulièrement approché dans la rue par des personnes qui lui « conseillent » de ne plus traiter certains sujets concernant aussi bien les paramilitaires que la guérilla. « Nous devons être très concis dans les informations sur les uns et les autres, raconte un journaliste de Tuluá. Pour ne pas s'exposer aux représailles, on répète simplement les communiqués de la police, en enlevant le terme “narcoterroristes”. »
Les zones rurales contrôlées par les guérillas sont souvent « interdites » aux médias, selon le correspondant d'un média national. Seules les radios communautaires, qui traitent rarement les thèmes liés au conflit, sont présentes. A Buenaventura, la même interdiction s'applique à des secteurs de la ville contrôlés par les FARC, les AUC ou par des délinquants à qui les informations diffusées par certains médias n'ont pas plu. « Le bruit nous parvient alors qu'on ne peut plus entrer dans tel ou tel quartier », raconte un journaliste. Les paramilitaires démobilisés par les AUC, à Buenaventura, représentent toujours un danger. Certains d'entre eux se sont réorganisés et ont déjà exercé des menaces ou intimidations contre la presse locale.
Une presse autocensurée, l'information en danger
Les attentats contre la liberté de la presse ont provoqué la fuite ou l'autocensure des journalistes du Valle del Cauca - de façon moins frappante à Cali et dans sa région proche, où les conditions de sécurité sont relativement meilleures. Narcotrafiquants, guérillas, paramilitaires et autorités locales civiles et militaires sont devenus des dangers potentiels pour les professionnels de l'information. « Notre marge de travail se réduit de jour en jour », assure un journaliste de Buenaventura. La qualité de l'information reçue par les habitants en pâtit directement : des assassinats n'apparaissent dans les médias que si la police les rapporte dans un communiqué et les informations officielles sont rarement confrontées à d'autres sources. Les autorités ont tendance à minimiser la gravité de la situation. Le commandant de la police de Cali, José Antonio Gómez Méndez, qui dirigeait les forces de l'ordre de tout le département il y a quelques mois, a simplement affirmé aux organisations de la mission que « chacun maîtrise sa propre peur », sous-entendant que celle des journalistes est subjective. « Le journalisme a bénéficié d'une protection maximale » dans la région, affirme-t-il. Elle reste bien faible, au vu des attentats subis et des conditions de travail des médias. Par ailleurs, les enquêtes sur les agressions contre des journalistes piétinent dans la plupart des cas.
Recommandations
- A tous les groupes armés : de respecter la neutralité des journalistes. Conformément aux conventions de Genève, les journalistes doivent être considérés et protégés comme tout autre civil. Ils ne peuvent en aucun cas être considérés comme des combattants ou comme des instruments au service d'un groupe armé.
- Au haut-commissaire colombien pour la paix, Luis Carlos Restrepo : d'exiger le respect de la liberté de la presse et la fin des pressions contre les journalistes dans le cadre des négociations de paix qu'il mène actuellement avec les Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Dans le Valle del Cauca, où plusieurs groupes de paramilitaires ont rendu les armes, il lui est demandé d'exercer un suivi rigoureux des démobilisés, parfois à l'origine de pressions contre la presse du département.
- Aux autorités locales : de respecter également la neutralité des journalistes et d'éviter de les stigmatiser s'ils émettent des informations différentes de celles des communiqués officiels. En aucun cas, citer une information provenant d'un groupe illégal ne doit être considéré comme un délit et les journalistes ne peuvent pas être obligés de révéler leurs sources. Que les administrations municipales appliquent un principe de transparence et d'équité dans l'attribution de la publicité, comme le demande la loi colombienne et la Cour interaméricaine des droits de l'homme.
- Aux autorités judiciaires et de contrôle interne (Procuraduría), aux services d'investigation (police et DAS- Département administratif de sécurité) : d'enquêter et de sanctionner les responsables des agressions contre des journalistes indiquées dans ce rapport.
- Aux dirigeants des médias nationaux et locaux : d'appuyer et d'aider leurs journalistes et correspondants en cas de menace ou d'attentat. Il est recommandé d'appliquer la Charte sur la sécurité des journalistes en zones de conflit et de tensions, et le Manuel d'autoprotection de la Flip.