Un après la libération de Kaboul, Reporters sans frontières publie un rapport sur la situation de la liberté de la presse en Afghanistan. Malgré une "liberté inédite" pour les journalistes, des zones d'ombres persistent : la presse muselée en province par les gouverneurs ou les attaques contre les reporters qui enquêtent sur des sujets sensibles.
Un an après la fuite des taliban de Kaboul, cent cinquante publications sont apparues dans les rues de la capitale afghane. Les projets de médias électroniques fleurissent dans le pays et des dizaines de journalistes profitent des formations mises en place par des organisations internationales.
Le changement est radical. Après cinq années de domination des taliban qui avaient fait de l'Afghanistan "un pays sans information et sans images" (rapport de Reporters sans frontières publié en septembre 2000), la presse afghane jouit d'une "liberté inédite", selon Fahim Dashty , directeur du Kabul Weekly, premier journal privé publié après le départ des taliban. Mais cette liberté de ton ne s'est pas imposée sans mal face aux tentatives de contrôle du nouveau gouvernement, majoritairement issu de l'Alliance du nord. Par ailleurs, la situation de la liberté de la presse dans certaines provinces, notamment celle d'Herat, est inquiétante. Les gouverneurs et les chefs de guerre contrôlent la quasi-totalité des médias et tentent de museler, parfois par la force, les journalistes qui critiquent leur pouvoir. Cette situation échappe assez largement au gouvernement central de Kaboul et aux Nations unies qui n'ont que très rarement dénoncé ces abus.
Une mission de Reporters sans frontières s'est rendue en Afghanistan (Kaboul et Jalalabad) du 24 au 29 octobre 2002 afin de collecter des informations sur la liberté de la presse dans le pays. Ce document dresse un bilan de la première année de l'administration du président Hamid Karzai.
Pluralisme de l'information ?
Avec cent cinquante publications à elle seule, la capitale afghane connaît un véritable "printemps de la presse". Pourtant, cette apparence est trompeuse. Tout d'abord, la quasi-totalité de ces publications sont des hebdomadaires en langue dari (persan parlé par le second groupe ethnique, les tadjiks), alors qu'il n'existe, à Kaboul, qu'une seule publication privée exclusivement en pachtou. Il s'agit du magazine Kegdai consacré à la culture de l'ethnie la plus importante du pays. "Bien entendu, il y a une discrimination à l'encontre des Pachtouns. Personne n'ose lancer un journal uniquement en pachtou donnant un point de vue pachtoune de la situation", affirme Mohamad Ajmal qui collabore avec IWPR, une organisation internationale spécialisée dans la formation de journalistes.
Par ailleurs, l'Etat possède au moins trente-cinq de ces publications et presque tous les médias électroniques. Le gouvernement central garde un rôle prépondérant dans le paysage médiatique afghan et les critiques à l'encontre des autorités sont très rares. "Tout cela est un héritage de l'époque communiste. La majorité des journalistes ont une manière très soviétique de pratiquer le journalisme", affirme un diplomate des Nations unies.
"L'heure est à la reconstruction et à la démocratisation du pays. La presse ne porte aucune critique sévère sur le gouvernement et les chefs de guerre en place", explique Ekram Shinwari, reporter radio et responsable de l'organisation de journalistes ACPC. Son collègue, Abdul Hai Warshan, ajoute qu'il "n'existe pas de radio ou de journal indépendant qui ose aborder ou enquêter sur les agissements de certains hommes forts du régime. Les journalistes ont peur de se voir accusés de soutenir les taliban ou Al-Qaida". Pour sa part, Alexandre Plichon de l'organisation d'aide aux médias AINA, estime que les journalistes ne sont "pas encore prêts à prendre de grands risques dans la critique. Même dans l'hebdomadaire satirique Zanbil e Gham, vous ne trouverez pas de caricatures des hommes forts du pays, le maréchal Fahim par exemple".
Pourtant depuis mai 2002, la presse a gagné en liberté. Au cours des premiers mois du gouvernement intérimaire, les autorités n'ont pas hésité à s'en prendre directement à des titres indépendants. Ainsi, le ministère de l'Information a adressé, au moins à cinq reprises, des menaces à des directeurs de publication de Kaboul. Le cabinet de Hamid Karzai (photo) a, quant a lui, exigé des sanctions à l'encontre d'un journaliste de la télévision afghane. Enfin, le ministère des Affaires étrangères a refusé des demandes d'accréditations de journalistes afghans qui travaillaient pour des médias étrangers.
Suite aux pressions des Nations unies, d'organisations locales et internationales et de certaines ambassades à Kaboul, ces interventions directes ont cessé depuis le mois de mai 2002. Le porte-parole des Nations unies, Manoel de Almeida e Silva, est optimiste : "A Kaboul, la censure d'Etat n'existe plus, mais on assiste encore à des tensions entre les camps réformistes et conservateurs au sein du pouvoir. Cela a des répercussions sur la liberté de la presse." Ces conflits se retrouvent également dans les journaux. Ainsi, Payam-i-Mujahid, très lié au parti islamiste Jamiat-e-Islami (membre de la coalition au pouvoir), suit une ligne éditoriale très conservatrice. L'hebdomadaire a notamment publié un article injurieux à l'encontre d'une des femmes ministres du gouvernement. Le directeur du Payam-i-Mujahid, M. Mansoor, avait interdit la présence de chanteuses à la télévision de Kaboul quand il en était le directeur. Ces conflits ont également des répercussions sur l'Union des journalistes qui s'est récemment dissociée en deux groupes bien distincts. Enfin, l'Etat afghan a maintenu des structures susceptibles de réprimer les journalistes. Ainsi, la septième direction des services secrets (Amniat Millz ou Sécurité nationale) en charge de la surveillance des médias, n'a pas été dissoute.
Une loi sur la presse à réformer
Le 20 février 2002, le gouvernement présidé par Hamid Karzai (photo) a promulgué une loi sur la presse largement inspirée du texte datant d'avril 1965. La loi garantit le pluralisme de l'information, mais contient des articles problématiques, notamment le Titre 7 qui concerne les "publications interdites". Ainsi, il est interdit de publier des informations qui "offensent l'islam" ou "affaiblissent l'armée d'Afghanistan". Les sanctions, définies dans le Titre 8, doivent être déterminées en fonction de la Charia. Néanmoins, la suspension de la publication est prévue en cas de violation de l'article sur les "contenus interdits".
Dans un premier temps, les autorités ont rejeté les critiques des organisations de défense de la liberté de la presse. Mais depuis maintenant six mois, le ministère de l'Information s'est engagé dans un processus de réforme de la loi. Suite aux recommandations faites, en septembre 2002, par les participants à un séminaire international sur la liberté de la presse à Kaboul, Abdul Hamid Moubarez, ministre adjoint à l'Information, a proposé au ministre de la Justice une série d'amendements. M. Moubarez a affirmé, le 26 octobre, à un représentant de Reporters sans frontières qu'il avait notamment suggéré la suppression de l'autorisation préalable pour les publications, et la dépénalisation des délits de presse. Mais les recommandations du séminaire international, auxquelles Reporters sans frontières s'associe, demandaient également que les journalistes soient préservés, par la loi, d'une application rigoureuse de la Charia (loi islamique) et de la mise en place d'un mécanisme équitable de distribution des fréquences de radio et de télévision.
Le code pénal doit également être révisé dans les meilleurs délais car, comme l'a révélé récemment une étude de l'organisation d'aide aux médias Internews, il ne contient pas moins de trente-sept articles qui permettent de sanctionner, par des peines de prison, des journalistes pour leur travail d'information.
Les médias publics au service du gouvernement
"Il suffit de lire le style des dépêches de l'agence de presse Bakhtar qui sont ensuite reprises mot pour mot par la télévision et la radio, pour comprendre que ces médias restent des instruments de propagande pour le gouvernement", accuse un journaliste du service en pachtou d'une radio internationale. Certes, la radio, la télévision et l'agence restent très dépendants du gouvernement, même si les autorités ont accepté d'entamer la libéralisation des médias électroniques. "Nous n'avons pas peur de la concurrence et elle nous aidera à être plus indépendants", a expliqué Azizullah Aryafar, directeur de la télévision d'Etat, à Reporters sans frontières.
Malgré certaines réticences au départ, la radio et la télévision se sont ouvertes aux programmes réalisés par des organisations non gouvernementales ou des chaînes étrangères. Ainsi, un programme d'information et de divertissement "Good Morning Afghanistan" est diffusé quotidiennement sur les ondes de la radio nationale. "En huit mois, nous n'avons jamais été censurés", affirme Bent Norby Bonde, directeur du Baltic Media Centre, à l'origine du projet. Pour autant, il reconnaît être à la merci d'une décision du gouvernement : "Du jour au lendemain, on peut supprimer notre programme s'il déplaît au ministère de l'Information." Le ministre adjoint à l'Information affirme, quant à lui, n'avoir aucune intention d'intervenir dans le contenu des émissions. "Nous sommes en train de mettre en place une commission qui va permettre à la radio et à la télévision afghanes de devenir des médias publics et non pas des médias gouvernementaux", a affirmé le ministre à Reporters sans frontières.
M. Moubarez garde pour autant un contrôle direct sur de nombreuses décisions relatives aux médias publics. Ainsi, des journalistes de ces médias affirment que le ministre intervient dans le choix de certaines informations diffusées par l'agence de presse Bakhtar. En mai dernier, Khaleel Menawee, directeur adjoint de l'agence, reconnaissait que "s'ils refusaient de publier certaines informations, ils risquaient de perdre leurs postes." Par ailleurs, M. Moubarez, en plus de ses responsabilités ministérielles, préside la commission de réforme de la radio et de la télévision publiques et la commission sur l'attribution des licences. Quoiqu'il en soit, l'Unesco, les Nations unies et certaines organisations de développement des médias ont décidé d'aider massivement le secteur public. "Il est nécessaire de construire de véritables médias de service public", explique Manoel de Almeida e Silva, porte-parole des Nations unies à Kaboul.
Enfin, la qualité médiocre des programmes de la radio publique incite de nombreux Afghans à écouter la dizaine de radios internationales qui émettent en persan ou en pachtou. Ainsi, la BBC reste la station la plus écoutée dans le pays. La radio britannique ainsi que Voice of America et Radio Free Afghanistan sont disponibles en FM à Kaboul. La télévision nationale est concurrencée par le satellite et le câble qui se développent, même si leur prix reste prohibitif pour de nombreux Afghans.
Les médias en province : la voix des gouverneurs et des commandeurs
"En province, les gouverneurs se sont complètement emparés des radios et des télévisions. Les contenus sont très pauvres : de la propagande ou des informations locales. C'est vraiment Radio Gouverneur", explique Allan Geere de l'organisation de formation des journalistes IWPR. Les journalistes sont sous la pression des autorités locales et ne peuvent envisager de travailler de manière indépendante. En septembre 2002, M. Raheen, ministre de l'Information et de la Culture, a soulevé cette question lors d'une rencontre à Kaboul avec tous les gouverneurs de province. Le ministre a apporté des précisions à Reporters sans frontières : "Je recevais très régulièrement des plaintes de journalistes locaux menacés ou obligés d'obéir aux autorités locales. J'ai demandé fermement aux gouverneurs de faire cesser ces pressions. Depuis, je n'ai reçu aucune nouvelle plainte."
A Faisabad (capitale de la province du Badakshan, au nord-est du pays), la télévision, la radio et le journal local sont regroupés dans le même bâtiment officiel. "Le gouverneur contrôle directement le contenu des informations et les journalistes n'ont pas la possibilité de diffuser des informations venues de l'extérieur", explique un journaliste étranger qui s'est rendu récemment dans le Badakshan. De même, Human Rights Watch a révélé dans un rapport publié en novembre 2002, qu'à Herat (ouest du pays), la télévision locale censure toutes les informations et les images contraires à la ligne établie par le gouverneur Ismael Khan (photo), notamment celles de femmes non voilées. Une émission de divertissement a été supprimée après trois éditions car, selon l'un de ses animateurs, des "jeunes filles récitaient des poésies parfois satiriques".
Les médias écrits indépendants ne sont guère mieux lotis. A Herat, Takhassos, hebdomadaire publié par la Choura (association de professionnels), est l'objet, depuis sa création, de nombreuses pressions de la part des autorités locales. En mai 2002, par exemple, lors des élections de la Loya Jirga (Assemblée traditionnelle), Rafiq Shaheer, responsable de la publication, a été interpellé et malmené par des hommes de l'Amniat (services de sécurité du gouverneur).
Ismael Khan a nié les agressions et les pressions sur les responsables de Takhassos qui avait notamment publié un article sur l'utilisation des taxes prélevées par le gouverneur. Depuis, l'hebdomadaire a sensiblement revu sa ligne éditoriale et les critiques sont pratiquement absentes…
Selon Hasan Zada, un journaliste local, "après la chute des taliban, la population d'Herat attendait le lancement de publications privées et indépendantes qui pourraient exprimer les attentes et les problèmes des gens. Mais cela n'est pas encore arrivé". Le contrôle exercé par les services de sécurité d'Ismael Khan explique ce retard de la grande ville de l'Ouest afghan. Ainsi, la seule publication réellement tolérée est l'hebdomadaire Ittefaq-e-Islam qui relaye la propagande d'"Ismael Khan".
Depuis leur installation dans la vallée du Panshir (nord de Kaboul), les responsables de la Radio Solh (Radio Paix) subissent, quant à eux, des menaces et des pressions de commandeurs locaux et, notamment de Rasoul Sayef. Ainsi, Zakia Zaki, l'une des directrices de la station, a été menacée de mort lors de l'installation de la station, en octobre 2001, dans la ville de Jebel-e-Sharat (nord de Kaboul). Depuis, les femmes journalistes de la station ne peuvent travailler librement dans la ville. Les chefs locaux du Jamaat-e-Islami (parti de l'Alliance du nord) leur ont, par exemple, interdit d'interviewer d'autres femmes dans la rue.
Les journalistes basés à Jalalabad (est du pays) ont affirmé à Reporters sans frontières souffrir de menaces des commandants moudjahidin. "Nous n'avons pas la liberté de la presse dont parle le président Karzai à Kaboul", a expliqué Muhammad Zubair, responsable des programmes pour la radio et la télévision de Jalalabad. Et à Mazar-i-Charif, où s'affrontent pourtant plusieurs chefs de guerre locaux, au moins vingt-deux publications privées auraient déjà vu le jour. Mais à Kandahar, les publications privées sont rares.
Les journalistes afghans, employés par la presse internationale, sous surveillance
Les journalistes étrangers, dont huit sont morts lors du dernier conflit, n'ont plus à subir le harcèlement qui leur était réservé par le régime du mollah Omar. Seules les menaces des groupes armés, notamment les taliban, font encore courir un risque à la presse internationale. Une journaliste canadienne a été gravement blessée, en mars, par des tirs taliban dans le sud du pays, et des tracts anonymes ont été diffusés dans l'est de l'Afghanistan appelant à kidnapper des "reporters étrangers".
Mais le gouvernement surveille toujours de près le travail des journalistes afghans ou pakistanais qui sont employés pour des médias étrangers. Dans les semaines qui ont suivi la libération de Kaboul, des Pakistanais recrutés par des journalistes étrangers comme chauffeurs ou fixeurs ont été interpellés et menacés de représailles s'ils ne quittaient pas le territoire afghan. Le ministère des Affaires étrangères s'est également opposé à la présence à Kaboul de correspondants de journaux publiés au Pakistan. Ainsi, Danesh Karokhel s'est vu refuser l'autorisation d'être le correspondant permanent à Kaboul du quotidien en langue pachtou Wahadat (publié à Peshawar). "Avant novembre 2001, j'envoyais régulièrement des articles pour ce journal. En janvier 2002, j'ai demandé une nouvelle autorisation au ministère des Affaires étrangères. J'avais des lettres de soutien de membres du cabinet du président Karzai. Mais le responsable du département des médias au ministère des Affaires étrangères m'a répondu que le ministre ne voulait pas de correspondant de Wahadat à Kaboul", a expliqué Danesh Karokhel à Reporters sans frontières. Après avoir fait l'objet de censures répétées, le quotidien Wahadat est aujourd'hui disponible dans certains kiosques de Kaboul.
Lors de la Loya Jirga, en mai, Sayed Salahuddin, correspondant de l'agence de presse Reuters à Kaboul, a révélé que le maréchal Fahim, ministre de la Défense, avait menacé l'époux de la seule candidate au poste de Président. Le lendemain, un membre du cabinet du maréchal Fahim est venu mettre en garde le journaliste. "Rien ne m'est arrivé, mais sur le moment, j'ai eu peur des conséquences possibles de ces menaces", a expliqué Sayed Salahuddin à Reporters sans frontières. Dans les semaines qui ont suivi la Loya Jirga, le journaliste de l'agence britannique a été convoqué par des responsables du ministère des Affaires étrangères qui lui ont reproché une "couverture biaisée" de la Loya Jirga et de la situation en Afghanistan. Et pendant près de deux mois, le porte-parole du ministère a refusé de s'adresser à lui…
Le 23 juillet, Gul Rahim Naaymand, stringer du service pachtou de Voice of America à Kunduz (nord du pays), est arrêté pendant toute une journée par des militaires. Des officiers lui ont confisqué tous ses enregistrements pour les écouter. Après l'intervention des responsables de la radio basée à Kaboul, le journaliste a été libéré.
A la fin du mois d'août 2002, Sazed Kahim Shendandwal, stringer du service en pachtou de Voice of America à Herat (ouest du pays), s'est vu refuser par l'administration d'Ismael Khan, le renouvellement de son autorisation de travailler dans cette province. Il a perdu son travail. La raison invoquée par les autorités locales est que ce "journaliste n'est pas connu dans la ville"… De même, les stringers à Herat des services en langues locales de la BBC et de Radio Free Afghanistan ont subi des pressions de la part des autorités qui les ont menacé de ne pas renouveler leur permis si leurs reportages étaient trop critiques.
Des enquêtes et des sujets impossibles à traiter
"La liste des sujets tabous et sensibles est longue. Les journalistes avancent pas à pas", affirme Eric Davin, directeur du Centre des médias AINA de Kaboul. L'islam, les tensions entre ethnies, les crimes des chefs de guerre, l'unité nationale ou la personnalité de Shah Massoud sont autant de sujets que les journalistes abordent avec la plus grande précaution. Mi-septembre 2002, le procureur de Kaboul a suspendu l'hebdomadaire Nawa-i-Abadi accusé d'avoir "insulté l'islam". La publication avait traduit et imprimé les déclarations du président du Conseil italien Silvio Berlusconi sur l'infériorité de l'islam. Pour sa part, Babrak Miankhel, stringer du service pachtou de la BBC à Jalalabad, affirme qu'il se sent menacé à chaque fois qu'il écrit un article sur les agissements des commandants. "Je dois constamment avoir à l'esprit que ces commandants ne doivent pas se sentir attaqués dans mes reportages. Si c'est le cas, je risque gros", a-t-il expliqué à Reporters sans frontières.
Les autorités ont sanctionné d'autres journalistes qui ont abordé des sujets gênants. Ainsi, en avril 2002, le cabinet du président Hamid Karzai a demandé au ministre de l'Information de sanctionner Kabir Omarzai, journaliste de la télévision publique, qui avait demandé au président afghan son point de vue sur un différent frontalier entre l'Afghanistan et le Pakistan. Le journaliste a été écarté mais, suite aux protestations des journalistes afghans et des organisations internationales, Kabir Omarzai a retrouvé son poste au sein de la rédaction de la télévision. A l'époque, Makhdoom Raheen, ministre de l'Information, avait expliqué au journaliste que la "liberté de la presse ne s'appliquait pas à lui" et que les journalistes ne "devaient pas poser ce genre de questions". Des officiels du ministère de l'Information s'étaient également rendus à la rédaction du Kabul Weekly et avaient exigé des explications sur la publication successive d'un article et d'une lettre de Reporters sans frontières adressée au ministre de l'Information sur cet incident. Le Kabul Weekly a fait l'objet d'un second avertissement, en avril, suite à la publication d'un article sur les visions fédéralistes du général Rashid Dostom. "Depuis mai 2002, nous n'avons reçu aucune convocation ou menace. Nos seuls problèmes sont techniques et financiers", affirme Fahim Dashty (photo), directeur du Kabul Weekly.
Début octobre 2002, le caméraman afghan Najib, a été kidnappé, battu et laissé pour mort par des inconnus à Mazar-i-Charif. Cette agression ferait suite à sa participation au documentaire, "Massacre à Mazar", réalisé par le reporter anglais Jamie Doran, sur le meurtre de milliers de soldats taliban par des hommes du général Dostom et des soldats américains. Le caméraman a été mis à l'abri par des amis puis envoyé avec sa famille en Grande-Bretagne. Le journaliste britannique Jamie Doran affirme que les hommes du général Dostom ont lancé une campagne d'élimination physique des témoins de ces massacres. "Je viens d'apprendre que deux témoins ont été tués par des soldats et que d'autres sont en danger. Voilà ce qui arrive quand on enquête sur les agissements des chefs de guerre et de leur protecteur américain", a expliqué Jamie Doran à Reporters sans frontières.
Peu de temps après, un groupe de journalistes étrangers, notamment le correspondant anglophone de l'Agence France-Presse, Barry Neild, se sont rendus à Mazar-i-Charif afin d'enquêter sur les charniers de corps de taliban, découverts dans cette région par un reporter du magazine Newsweek. Un officiel du ministère des Affaires étrangères à Mazar-i-Charif a affirmé que le responsable chargé de délivrer les autorisations aux journalistes étrangers était absent pour quelques jours et qu'il ne pourrait donc pas leur fournir les accréditations nécessaires. Le fonctionnaire a précisé que si les journalistes souhaitaient néanmoins se rendre dans la région où ont été retrouvés les charniers, ils le faisaient "à leurs risques et périls" et que des agressions n'étaient pas à exclure. Les reporters y ont vu une menace et ont préféré rentrer à Kaboul.
A plusieurs reprises, les militaires américains, déployés dans la plus grande partie du pays, ont tenu des journalistes à l'écart de certaines zones d'opérations ou de leurs "bavures". Au moins six reporters ont été frappés, notamment dans la zone de Tora Bora, par des soldats américains ou leurs supplétifs afghans depuis novembre 2001. Par ailleurs, un journaliste pakistanais a été détenu pendant quatre jours par des soldats américains alors qu'il enquêtait pour le quotidien The Nation sur la présence de troupes le long de la frontière afghano-pakistanaise. Enfin, en mai, des soldats américains et afghans ont saisi l'émetteur d'une radio basée dans la province de Khost (est du pays) qui diffusait des informations hostiles au gouvernement central.
Les responsables de l'armée américaine ont également tenté d'empêcher des journalistes d'enquêter sur la mort de plus de cinquante Afghans lors du bombardement d'un mariage dans le sud du pays. Ainsi, des équipes de télévision, notamment Associated Press Television News, se sont vu bloquer l'accès à la zone jusqu'au 4 juillet 2002 afin que les reportages ne soient pas diffusés pendant la fête de l'Indépendance des Etats-Unis. Selon la correspondante à Kaboul du quotidien britannique The Times, d'anciens journalistes travaillent en Afghanistan aux côtés des forces armées pour orienter la couverture des médias et couvrir les "dégâts collatéraux". Enfin, le gouvernement américain n'a jamais répondu aux accusations lancées par plusieurs organisations, notamment Reporters sans frontières, sur le bombardement volontaire des locaux de la télévision arabe Al-Jazira à Kaboul en novembre 2001. Plusieurs journalistes présents dans la capitale à cette époque ont confirmé que les frappes avaient délibérément visé les installations techniques de la chaîne installée au Qatar.
Manipulation et incompétence dans l'enquête sur l'assassinat de quatre journalistes en novembre 2001
Le 9 février 2002, un responsable du ministère de l'Intérieur a annoncé l'arrestation de deux suspects dans le meurtre, le 19 novembre 2001, des reporters Maria Grazia Cutuli, Julio Fuentes, Harry Burton et Azizullah Haidari sur la route entre Jalalabad et Kaboul. En mars, le maréchal Fahim, ministre de la Défense, a annoncé au ministre de la Défense italien, pays dont est ressortissante Maria Grazia Cutuli, que des suspects avaient été identifiés. Malgré ces déclarations et les demandes répétées de l'agence Reuters pour laquelle travaillaient deux des victimes, les autorités n'ont jamais communiqué l'identité des suspects et les preuves rassemblées contre eux. "Ils nous ont expliqué en mars qu'il fallait attendre les résultats de l'enquête", précise le correspondant de Reuters à Kaboul. En revanche, en août dernier, des responsables des services secrets ont affirmé à Reuters qu'ils avaient identifié une personne qui pouvait faciliter l'arrestation des suspects, mais que pour cela "l'agence devait payer"…
Reporters sans frontières a recueilli des informations qui tendent à confirmer que les services secrets ont arrêté, en juillet 2002, un commandant moudjahid de la province de Sarobi, Mohammed Tahir, trouvé en possession d'effets personnels des quatre journalistes. Lors de son interrogatoire, celui-ci aurait affirmé avoir "acheté ces objets pour pouvoir identifier les responsables du crime". Mohammed Tahir qui clame son innocence, aurait été dénoncé aux services secrets par l'un de ses proches. Depuis juillet 2002, Reporters sans frontières n'a reçu aucune confirmation du maintien en détention de Mohammed Tahir ou de l'arrestation d'autres suspects.
Conclusions
Un an après la défaite des taliban et l'arrivée au pouvoir du gouvernement dirigé par Hamid Karzai, la plupart des personnes interrogées en Afghanistan par Reporters sans frontières affirment que le bilan en terme de liberté de la presse est "positif". Les initiatives en faveur de la consolidation des médias indépendants et d'un plus grand pluralisme de l'information ne manquent pas. Des radios indépendantes devraient rapidement voir le jour dans le pays. La presse féminine, notamment Seerat, Malalai ou Roz, se développe. Des structures telles que le Centre des médias mis en place par l'organisation AINA à Kaboul, devrait voir le jour dans les provinces. La constitution d'un réseau national de distribution de la presse par l'organisation humanitaire afghane DHAC est un autre signe encourageant. L'hebdomadaire Khilid (publié par DHAC) et huit autres publications sont d'ores et déjà disponibles, dans 28 des 31 provinces du pays. Khilid, dont l'un des responsables affirme qu'il n'est pas publié pour "déranger mais pour informer le plus grand nombre", est tiré à plus de dix-sept mille exemplaires, avec un taux de vente proche de 90 %. L'une des plus belles réussites de la presse afghane.
Reporters sans frontières demande au gouvernement afghan d'accélérer la réforme de la loi sur la presse afin de la rendre compatible avec les textes internationaux de protection de la liberté d'expression, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L'organisation appelle également à une politique volontariste de promotion du pluralisme de l'information dans tout le pays. La liberté de la presse doit être respectée dans tout le pays.
L'organisation demande aux ministres de l'Intérieur et de la Défense des informations précises sur l'avancée de l'enquête sur l'assassinat, en novembre 2001, des quatre journalistes. Dans cette affaire, l'organisation déplore certains effets d'annonce des autorités qui n'ont débouché sur aucune avancée concrète.
Enfin, Reporters sans frontières demande à la communauté internationale, notamment aux Nations unies et à sa mission en Afghanistan, de renforcer son aide aux médias privés, particulièrement dans les provinces. L'organisation considère que l'aide aux médias publics doit être conditionnée à la défense d'un plus grand pluralisme de l'information.