Ukraine : un an après la libération de la ville de Kherson, le journalisme toujours sous pression russe

Frappes quotidiennes, pénurie de journalistes professionnels, fatigue psychologique... Un an après la libération par l’armée ukrainienne de Kherson, ville du sud-est de l’Ukraine, les médias locaux doivent se battre pour exister. Quatre journalistes témoignent de leur travail pour restaurer, progressivement, le paysage médiatique local ravagé par l’occupation russe. 

“Depuis la libération de Kherson, nous subissons quotidiennement des frappes russes”, raconte le journaliste originaire de la ville Ivan Antypenko, freelance pour plusieurs médias dont le journal local Most. Un an après le retrait de l’armée russe et le retour de l’armée ukrainienne à Kherson le 11 novembre 2022, les médias locaux de cette ville d’à peine 60 000 habitants, contre près de 300 000 avant l’invasion russe, travaillent dans un contexte sécuritaire toujours dangereux. “Kherson n’est pas une ville sûre, l’armée russe est juste de l’autre côté du fleuve, le Dniepr” témoigne Olena Lishenko, correspondante du média public Suspilne à Kherson

Une partie de la région de Kherson reste sous occupation. Les forces russes se situent sur l’autre rive, à deux kilomètres, et la ville elle-même est presque quotidiennement sous le feu de l’artillerie russe. Les reporters locaux doivent éviter certains endroits, comme les villages en “zone grise”, actuellement à une quinzaine de kilomètres de Kherson, qui sont au cœur des affrontements entre les deux armées, ou les déplacements de nuit. À Kherson, ils doivent courir se mettre à l’abri dans les sous-sols lors des alertes quotidiennes et porter systématiquement casques et gilets pare-balles. “Ce n’est pas facile lorsqu’on interviewe des civils qui, eux, ne sont pas équipés alors qu’ils vivent ici, comme nous”, reconnaît le rédacteur en chef de Most, Serhiy Nikitenko

Un secteur professionnel fragilisé 

La rédaction de Most fait partie des rares médias locaux encore existants à Kherson qui en compte à peine plus de dix. La guerre a fragilisé le secteur. Pendant les neufs mois d’occupation de la ville par les forces russes, nombreux sont les journalistes partis s’installer dans d’autres régions du pays et parfois à l’étranger en raison des menaces des forces russes, sans compter ceux qui ont été mobilisés dans l’armée ukrainienne. “C’est un problème majeur, nous manquons de professionnels qui comprennent le contexte régional”, déplore la directrice de la plateforme médiatique Vgoru Ilona Korotitsyna. Les risques inhérents aux reportages sur place n’incitent pas les journalistes locaux à revenir. 

Ceux qui restent font des allers-retours chaque mois entre Kherson et les régions voisines d’Odessa ou de Mykolaïv, pour souffler quelques jours, selon les témoignages recueillis par Reporters sans frontières (RSF). “Le 31 décembre 2022, je suis partie m’installer quelque temps à Kyiv. Ce n’était plus possible pour moi de vivre et travailler sous des bombardements devenus très intenses. Combien de temps allons-nous travailler dans ce stress ?”, s’inquiète Olena Lishenko, correspondante du média public Suspilne à Kherson. Chacun cherche un moyen de relâcher la pression pour tenir sur la durée.

Se reconvertir en journaliste de guerre

Ivan Antypenko, lui, est rentré deux jours après la libération, le 13 novembre 2022 : “Je n’y croyais pas, c’était l’euphorie dans la ville”, se souvient le journaliste, encore ému. Réfugié plusieurs mois à Mykolaïv, dans la région voisine, il a dû, à son retour, s’adapter rapidement au contexte et à de nouveaux sujets.“Après la destruction par les Russes du barrage de Kakhovka le 6 juin, nous avons couvert les évacuations, nous avons nagé dans des rues inondées, certains collègues se sont retrouvés sous les bombardements russes”, raconte-t-il. 

Pour Olena Lishenko, de Suspilne, le plus dur a été de se reconvertir en journaliste de guerre : “J’ai dû m’habituer à traiter des sujets militaires, de la guerre, de la collaboration.” Un thème qui soulève aussi des difficultés avec les forces armées ukrainiennes, qui limitent l’accès à certains territoires. À côté des procédures officielles pour obtenir des informations, les journalistes locaux s’adressent alors directement à certains soldats pour nourrir leurs articles.

Le rouleau-compresseur de la désinformation russe sur la ville est un autre défi majeur pour les médias locaux depuis l’occupation. Et la libération de Kherson n’a pas résolu le problème. Les médias locaux mettent particulièrement l’accent sur la vérification des faits, pour lutter contre la machine de propagande russe. Le défi commun de ces publications : produire une information de qualité, malgré le contexte, et retrouver leur audience sur la durée, désormais éparpillée dans tout le pays et à l’étranger. Leur force réside dans leur connaissance de la région et du contexte.

“Les journalistes à Kherson font preuve d’une résilience admirable. Ils travaillent dans des conditions sécuritaires extrêmes, avec des ressources humaines et financières limitées et une surcharge émotionnelle difficile. RSF enjoint la communauté internationale à se mobiliser pour aider les médias locaux sur le long terme et favoriser la restauration d'un environnement médiatique viable dans les zones libérées des forces d’occupation russes.

Jeanne Cavelier
Responsable du bureau Europe de l'est et Asie centrale de RSF

233 médias ont dû fermer dans le pays depuis l’invasion russe à grande échelle, selon l’Institute of Mass Information (IMI), partenaire local de RSF. Leurs revenus publicitaires, principale source de financement, ont chuté. La situation des médias locaux est particulièrement précaire, même si certains reçoivent des fonds de bailleurs internationaux leur permettant quelques mois de visibilité. Une aide financière internationale qui, comme l’aide nationale, bénéficie en premier lieu aux grandes rédactions qui couvrent tout le pays. “En comparaison avec de plus grands médias, les petites rédactions et les journalistes freelance locaux ont moins d’opportunités financières leur permettant d’aller couvrir les zones reculées qui subissent la guerre de plein fouet”, regrette Ivan Antypenko.

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