Twitter censure des messages : les dictateurs peuvent lui dire merci

Une tribune publiée sur Le Plus par Reporters sans frontières, le 2 février 2012. "Les révolutions Twitter". Le terme est devenu populaire et a accompagné les printemps arabes, pas seulement sur les "murs" Facebook mais aussi sur ceux des capitales d’un Moyen-Orient où figurent les messages de soutien et de remerciements au célèbre réseau social. Mais le terme deviendrait-il déjà obsolète ? Twitter pourrait-il perdre le capital sympathie engrangé auprès des militants des droits de l’homme ces derniers mois ? Le scénario n’est plus improbable, en témoignent les réactions outragées d’un certain nombre d’internautes et de dissidents dans le monde entier à l’annonce, par l’entreprise, de la mise en place d’une censure géolocalisée, afin de respecter les lois locales dans les pays où Twitter souhaite se développer. Une collaboration avec les censeurs du Net ? La première réaction du dissident chinois Ai Wei Wei a été de menacer d’arrêter de tweeter si Twitter commençait à censurer. Le célèbre blogueur égyptien Wael Abbas a déclaré sur Al Jazeera: «Je sais qu’il y a chez Twitter d’anciens militants. (...) Si l’on regarde ce qui se passe en Égypte, en Syrie, au Yémen, il est évident que tous nos tweets violent la loi. Et c’est ce que font les militants : ils violent la loi car il veulent changer les lois injustes. Ils ont le droit de faire ça et si vous les en empêchez, alors vous attaquez vous-même les droits de l’homme.» Dans une lettre adressée le 27 janvier 2011 à Jack Dorsey, CEO de Twitter, Reporters sans frontières a dénoncé une potentielle forme de collaboration avec les censeurs du Net et a demandé formellement à la société de faire machine arrière. Loin de nous l’idée de faire de Twitter le nouvel ennemi public de l’Internet. Le célèbre oiseau bleu bénéficie jusqu’ici d’un passif plutôt favorable à la liberté de l’information. Le réseau social a rendu public les requêtes du département américain de la justice, qui voulait avoir accès aux informations personnelles de proches ou de collaborateurs de WikiLeaks disposant de comptes Twitter. Il a aussi développé l’application Speak2Tweet pour permettre aux Égyptiens de continuer à tweeter malgré la coupure d’Internet au plus fort des événements de la place Tahrir. Les "Ennemis d'Internet" existent Nous ne nous trompons pas de cible. Les "Ennemis d’Internet" existent. Les gouvernements chinois, iraniens, syriens, vietnamiens, pour n’évoquer que ceux-là, contrôlent, censurent le Net. Les cyberdissidents qui s’y opposent courageusement font face à une traque qui n’a rien de virtuelle. Ce n’est pas non plus un hasard si le gouvernement de la Thaïlande a été le premier à saluer la décision de Twitter. Des dizaines de milliers de pages y sont bloquées, notamment en lien avec le crime de “lèse-majesté”, instrumentalisé contre les critiques du pouvoir. On peut légitimement s’attendre à ce que ce même gouvernement demande à Twitter le retrait de certains messages liés par exemple à la succession du roi, dont l’état de santé est fragile. Une telle démarche serait en conformité avec l’article 112 du code pénal qui prévoit une peine allant de trois à quinze ans de prison contre “toute personne ayant diffamé, insulté ou menacé le roi, la reine, l’héritier présomptif ou le régent”. Demain, les autorités du Bahreïn demanderont certainement à Twitter de supprimer des messages liés aux manifestations à Manama et à la répression sans pitié menée par le régime. Les Vietnamiens pourraient ne plus pouvoir dénoncer sur le Twitter vietnamien les conséquences néfastes de l’exploitation des mines de bauxite sur l’environnement. Les comptes de cyberdissidents syriens pourraient-ils être désactivés si le régime de Bachar al-Assad l’exigeait ? Vers une spirale de la censure ? Un représentant de Twitter nous a promis que les requêtes seraient traitées au cas par cas et que la question de la liberté d’expression serait prise en compte dans le processus de décision de retrait de contenu. Twitter avance aussi qu’il lui sera désormais possible de censurer des tweets seulement dans un pays, en assurant leur accessibilité pour le reste du monde. La société s’engage par ailleurs à faire preuve de transparence en publiant les messages censurés sur le site Chilling Effects. Suffisant ? Certainement pas. Nous craignons que Twitter ne soit entraîné dans une spirale de censure incontrôlable imposée par des législations de plus en plus liberticides. Une crainte fondée si l’on s’en tient à l’argumentation de Twitter qui laisse entendre qu’il y aurait différentes interprétations de la liberté d’expression selon les pays. Inacceptable. Pire même dangereux. Il anéantit l’idée d’un Internet libre et interconnecté au profit d’une structure de réseaux nationaux régis pas des "lois et contraintes locales" aussi disparates qu’arbitraires. Dans cette logique, il nous faudrait alors admettre qu’un Internet français n’offrira pas le même visage que celui de nos voisins européens ou américains. L’annonce par Twitter de cette nouvelle politique de censure intervient alors que Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, s’est récemment rendu en Chine et a exprimé son espoir de voir un jour Twitter autorisé dans le pays. Une Chine qui s’est fait une spécialité d’enrôler les entreprises privées dans sa stratégie de censure du Web, et qui ne se contentera certainement pas du retrait de quelques tweets ici et là. Elle voudra obtenir du réseau social qu’il se conforme au pacte d’auto-censure déjà signé par d’autres géants du Web comme Yahoo, ou Google en son temps, qui a depuis pris la décision de fermer google.cn. S’il souhaite rester en Chine, Twitter sera forcé de mettre en place une censure a posteriori, basée sur des sujets ou des mots clés interdits. Quelle serait alors la plus-value de Twitter par rapport à des plates-formes de micro-blogging somme Sina Weibo qui connaissent déjà un grand succès mais qui sont forcées de collaborer avec les autorités ? Peut-on imaginer un jour une version chinoise aseptisée de Twitter, nettoyée de toute référence au prix Nobel de la paix Liu Xiaobo ? L'image de marque de Twitter en jeu Il est devenu capital pour les dirigeants de Twitter de réévaluer les conséquences de cette nouvelle stratégie sur la liberté de l’information mais aussi sur la stratégie de développement de son entreprise. Les gains commerciaux réalisés sur de nouveaux marchés ne doivent pas être le seul critère à prendre en compte. L’image de marque de Twitter auprès de ses utilisateurs, qui dépend grandement de son positionnement sur les questions liées à la liberté d’expression, est en jeu. Crédits photo: Claire Le Meil
Publié le
Updated on 20.01.2016