A l'occasion du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de l'UA, les 1er et 2 juillet 2006, Reporters sans frontières appelle à les médias internationaux à se solidariser avec les journalistes gambiens. L'organisation leur propose de se mettre, pendant quelques instants, à leur place et "d'imaginer ce que le gouvernement de Yahya Jammeh leur fait endurer".
Chers confrères,
Puisque vous avez été dépêchés à Banjul pour couvrir le sommet de l'Union africaine (UA), Reporters sans frontières vous propose de vous mettre, pendant quelques instants, à la place des journalistes gambiens. Et d'imaginer ce que le gouvernement de Yahya Jammeh leur fait endurer.
Car si vous étiez Gambien, comme le journaliste du bihebdomadaire privé The Independent, Lamin Fatty, vous pourriez avoir été arrêté sans ménagement à votre domicile, le 12 avril 2006, par un commando de la police. En dehors de toute procédure légale, vous auriez été interrogé sur le contenu d'un de vos articles, en compagnie du directeur et du rédacteur en chef de votre journal, lesquels étaient déjà détenus depuis deux semaines. Vous auriez alors été maintenu en détention pendant deux mois, sans jamais avoir droit à consulter un avocat, dans une cellule du quartier général de la National Intelligence Agency (NIA, les services de renseignements), au bout d'une rue qui mène à la présidence. Comme lui, vous n'auriez probablement pas su que, pendant votre détention, le 25 mai, le ministre gambien de la Justice a juré, la main sur le cœur, devant la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples qui siège à quelques kilomètres de là, qu'« aucun journaliste n'est actuellement incarcéré » en Gambie, à la stupéfaction générale.
Si vous étiez Gambien, vous auriez pu, comme Madi Ceesay, président de la Gambia Press Union (GPU, principal syndicat de journalistes) et directeur général de The Independent, ou Musa Saidykhan, son rédacteur en chef, être raflés lors d'une opération de police destinée à fermer les locaux de ce journal. Comme eux, vous auriez pu être maintenus trois semaines en cellule, avant d'être relâchés comme si rien ne s'était passé. Comme eux, vous auriez pu vous rendre alors au siège de votre journal, le 28 mars, et y trouver les portes bouclées à double tour, gardées par des hommes en uniforme, en toute illégalité. Sans revenus, sans journal, sous la menace d'être renvoyés en cellule à la moindre prise de parole en public, comme eux vous auriez pu réclamer du gouvernement, mais en vain, la garantie de vos libertés civiles et politiques.
Si vous étiez Gambien, comme le journaliste en exil Pa Nderry Mbai, ancien correspondant à Banjul de la radio publique américaine Voice of America (VOA), vous auriez pu faire l'objet d'une attaque informatique et d'un détournement de vos courriers électroniques, destinés à vous calomnier et à terroriser les abonnés du site que vous animez. Comme beaucoup de Gambiens en exil, vous pourriez rêver de retourner un jour dans votre pays, quand n'y règnera plus la peur et la brutalité qui vous ont poussé à prendre la fuite.
Si vous étiez Gambien comme Pap Saine, directeur du dernier quotidien indépendant paraissant à Banjul, The Point, vous pourriez porter le deuil de votre ami d'enfance et associé, Deyda Hydara, froidement exécuté par des inconnus, dans la soirée du 16 décembre 2004, un quart d'heure après la fête que vous aviez organisée pour célébrer la treizième année d'existence de votre journal. Comme lui, vous pourriez être choqué d'avoir été convoqué quelques semaines plus tard à la NIA, interrogé sur les comptes du journal et traité comme un suspect. Comme lui et la famille Hydara, vous pourriez être écoeuré par la seule communication officielle des enquêteurs, dont les premières conclusions, six mois après l'assassinat, laissaient entendre que Deyda Hydara, qualifié de « provocateur », pouvait avoir été tué avec votre complicité ou pour des affaires de mœurs inventées de toutes pièces. Comme tous ceux qui connaissaient Deyda Hydara, vous pourriez être révolté par ces insinuations, alors que ce grand journaliste était régulièrement menacé, et même physiquement surveillé, par la NIA, y compris le soir de sa mort.
Si vous étiez Gambien, enfin, comme l'ancien correspondant de la BBC, Ebrima Sillah, vous auriez pu avoir été réveillé en pleine nuit, le 15 août 2004, par un commando anonyme, brisant les fenêtres de votre maison avant d'y mettre le feu. Comme lui, vous auriez pu apprendre que, deux semaines plus tôt, votre employeur avait reçu un courrier électronique sous forme de « dernier avertissement », vous mettant en garde contre votre couverture de l'actualité gambienne. Si vous étiez Gambien, vous auriez pu, comme lui, ressentir de la colère et de l'impuissance, en constatant que ce message était signé des « Green Boys », un groupe de militants du parti présidentiel habitué des menaces et des opérations coups de poing contre la presse et l'opposition. Dans le message qui vous menaçait, ils revendiquaient fièrement avoir déjà « donné une leçon » à The Independent, dont les locaux et l'imprimerie avaient été incendiés quelques semaines auparavant.
Mais vous connaissez déjà ces histoires. Reporters sans frontières et d'autres organisations internationales vous les envoient depuis des années. Nous ne remonterons donc pas davantage le temps, mais vous savez que nous aurions pu remplir de nombreuses pages, à tel point que vous auriez fini par prier de ne jamais être un journaliste gambien. Alors, puisque vous êtes de passage à Banjul, allez voir ces derniers. Dites-leur que nous sommes tous solidaires des conditions de travail épouvantables qu'on leur impose et du courage dont ils font preuve. Dites-leur aussi que vous n'êtes pas dupes de la comédie animant ces jours-ci le village Potemkine dressé à Brufut pour accueillir le sommet de l'UA. Dites-leur de notre part que nous faisons tout pour que justice leur soit rendue.