Ruslan Sharipov a fui l'Ouzbékistan où il purgeait une peine de prison pour homosexualité. "Ils m'ont donné trois possiblités : mourir, retourner en prison ou quitter le pays", a-t-il déclaré dans une interview accordée à Reporters sans frontières. Le journaliste s'est vu accorder l'asile politique aux Etats-Unis.
Ruslan Sharipov, journaliste et défenseur des droits de l'homme, s'est vu accorder l'asile politique aux Etats-Unis, après avoir fui l'Ouzbékistan, où il purgeait une peine de prison pour homosexualité. Dans une interview accordée à Reporters sans frontières, il explique les raisons de son départ.
Le 25 septembre 2003, Ruslan Sharipov, 26 ans, avait été condamné en appel à quatre ans de prison pour homosexualité et relations sexuelles avec un mineur.
Le 23 juin 2004, au terme d'une énième audience à huis clos, la cour du district de Khamzincki (région de Tachkent) avait condamné Ruslan Sharipov à deux ans de travaux d'intérêt général dans la ville de Boukhara (centre du pays, à 600 km de la capitale). Il a quitté le pays avant d'y être transféré.
Ancien président du Syndicat des journalistes d'Ouzbékistan UIJU et correspondant de l'agence de presse russe Prima, il avait été arrêté le 26 mai 2003. Quelques semaines plus tard, il avait, sous la contrainte, plaidé coupable, demandé pardon au président Karimov pour tous ses articles critiques et renoncé à être défendu par un avocat.
Ruslan Sharipov, qui n'a jamais nié sa bisexualité, avait affirmé ne pas connaître les victimes présumées. Celles-ci avaient également été interpellées le 26 mai et gardées en détention pendant trois ou quatre jours. Selon la défense de Ruslan Sharipov, les adolescents auraient été battus et menacés par la police pour les convaincre de comparaître devant la cour. De fait, le procès avait dû être ajourné à plusieurs reprises en raison de leur absence à la barre.
Il y a plus de 13 ans, Reporters sans frontières mettait en place le "parrainage" et appelait les médias internationaux à soutenir un journaliste emprisonné. 120 rédactions dans le monde soutiennent ainsi un confrère en demandant régulièrement sa libération aux autorités concernées et en médiatisant sa situation pour que son cas ne tombe pas dans l'oubli.Ruslan Sharipov était ainsi soutenu par le mensuel français Têtu.
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Interview de Ruslan Sharipov, journaliste et défenseur des droits de l'homme,
exilé aux Etats-Unis.
1. Vous avez été condamné, le 13 août 2003, à cinq ans et demi de prison pour homosexualité et relations sexuelles avec des mineurs. Pensez-vous que cette affaire de mœurs a été montée de toutes pièces par les hommes du président Karimov pour vous piéger et vous réduire au silence ?
Mes articles pour dénoncer le contrôle total des médias par des officiels ouzbeks corrompus, ainsi que les violations des libertés et des droits fondamentaux, ont toujours fait enrager le gouvernement, qui ne supporte pas la critique. Les services de sécurité, ainsi que des officiels de haut rang, m'ont averti à plusieurs reprises que mes activités me conduiraient au mieux en prison, au pire à la mort.
Pourtant, je n'ai pas cessé de parler. C'est alors que mes collègues et moi avons été victimes d'attaques violentes et de provocations. Ils ont essayé de m'inculper de trafic de drogue et l'un de mes collègues a été accusé d'entretenir des relations avec un parti islamique. Mais c'était uniquement pour nous effrayer. Personne n'aurait pu croire que j'étais un drogué ou un extrémiste religieux.
Peu avant mon emprisonnement, j'ai reçu un dernier avertissement. On m'a demandé de quitter l'Ouzbékistan au plus vite. Le pouvoir avait préparé un plan pour se débarrasser de moi, en utilisant mon orientation sexuelle comme élément clé de l'accusation et pour fabriquer de fausses preuves.
2. Qu'avez-vous fait ou écrit qui vous ait valu les foudres des autorités ?
Les autorités en sont arrivées là parce que les services de sécurité, malgré tous leurs efforts, n'avaient pas réussi à me neutraliser.
De plus, beaucoup de gens que j'avais critiqués ces dernières années - des membres du gouvernement, du ministère de l'Intérieur et d'autres officiels - ont fini par décider de se débarrasser de moi, même s'ils savaient qu'il y aurait des protestations de la communauté internationale.
3. Quelles étaient vos conditions de détention ?
Elles se sont améliorées après le 3 octobre 2003. Mais avant cette date, j'ai subi des tortures, physiques et morales, très cruelles.
On m'a injecté des substances inconnues et on a menacé de m'inoculer le virus du SIDA. Ils m'ont mis des sacs et des masques à gaz sur la tête et m'ont obligé à écrire une lettre où j'annonçais mon suicide. Ils m'ont aussi pulvérisé des gaz suffocants dans la gorge. Ils me faisaient aussi subir des électrochocs dans les oreilles et d'autres parties du corps.
C'est surtout dans les locaux du département de lutte contre le terrorisme du ministère de l'Intérieur que j'ai été torturé.
Je me souviens que Radjab Kadirov, responsable de toutes les administrations carcérales et des camps de travail dans le pays, et premier assistant du ministre de l'Intérieur, m'a dit que je devrais arrêter toutes mes activités et cesser d'espérer de l'aide de Washington. « Les Etats-Unis coopèrent avec nous dans la guerre contre le terrorisme. Même notre département de lutte antiterroriste qui s'occupe de ton cas est financé par eux. Alors n'attends pas d'aide de leur part », a-t-il dit.
4. Comment votre procès s'est-il déroulé ?
Malgré de nombreuses protestations, toutes les audiences ont eu lieu à huis clos. Le juge a également refusé la présence au tribunal d'un représentant de l'ambassade américaine et du Département d'Etat.
5. Pourquoi êtes-vous passé aux aveux ?
Les autorités rencontraient encore un obstacle : mes avocats, Surat Ikramov et Ravil Gayazov, étaient en mesure de montrer à la cour qu'il n'y avait pas de preuves contre moi. Ils auraient pu gagner le procès. C'est pourquoi elles ont dû mettre une pression énorme sur moi, y compris par la torture. Elles m'ont également dit que si je ne récusais pas officiellement mes avocats et que je ne refusais pas la présence de ma mère au tribunal, ils seraient tous en danger.
De fait, l'un de mes avocats a été agressé et frappé avant d'être hospitalisé pour des blessures graves.
6. Au terme d'un énième procès à huis clos, le 23 juin 2004, la justice vous a finalement condamné à 2 ans de travaux forcés et a décidé de vous placer en résidence surveillée à Boukhara, à 600 km de la capitale. Pourquoi ce verdict vous était-il insupportable ?
C'était la version officielle. Mais à ce moment-là, le département de lutte antiterroriste m'a ordonné de quitter immédiatement l'Ouzbékistan. On m'a dit que si je ne partais pas, j'allais mourir à Boukhara ou retourner en prison à Tovaksay.
Les autorités ouzbèkes ont prouvé qu'elles font ce qu'elles disent. Ainsi, lorsqu'elles m'ont donné trois possibilités : mourir à Boukhara, retourner en prison à Tovaksay ou quitter l'Ouzbékistan, j'ai compris qu'elles ne me permettraient plus jamais de continuer mon travail. Après avoir consulté des représentants d'organisations internationales, nous avons décidé ensemble que quitter le pays était la meilleure solution pour moi.
7. Dans quelles conditions êtes-vous parti ?
Les personnes qui m'ont ordonné de quitter le pays ont un énorme pouvoir. C'est uniquement pour cela qu'on m'a laissé traverser la frontière avec le Kazakhstan, d'où j'ai pris le train pour Moscou.
8. Comment avez-vous vécu ce départ, l'exil et les mois d'attente avant de pouvoir gagner les Etats-Unis ?
C'était une période très dangereuse pour moi. En Ouzbékistan, plusieurs clans corrompus luttent les uns contre les autres. Je savais que certains auraient pu me faire tuer ou me blesser pour affaiblir l'autre clan. Le ministère de l'Intérieur aurait été responsable si quelque chose m'était arrivé, puisque j'étais censé être sous sa responsabilité.
A la fin, mon état de santé était déplorable. Je souffrais des hépatites B et D. Les médecins russes ont déclaré que les infections avaient commencé en Ouzbékistan plusieurs mois auparavant. Quand j'étais en détention préventive, l'administration carcérale m'avait envoyé dans une unité médicale. Ils avaient procédé à différents tests sur moi, et avaient utilisé de vieilles seringues et des aiguilles usagées. J'espère qu'ils ne m'ont pas inoculé d'autres maladies.
9. Quelles sont les conditions de travail des journalistes indépendants en Ouzbékistan ? Comment qualifieriez-vous la situation de la liberté de la presse dans ce pays?
Sous le régime répressif du président Karimov, de nombreux journalistes ouzbeks et défenseurs des droits de l'homme doivent coopérer secrètement avec les autorités et publier uniquement des critiques autorisées. D'autres se sentent plus en sécurité en censurant eux-mêmes leurs articles.
Il est très rare qu'un journaliste ou un défenseur des droits de l'homme s'en prennent nommément à un membre du gouvernement ou à un officier de police.
Le cas de Rustam Erkabaev, qui a intenté un procès devant la Cour constitutionnelle contre le président ouzbek, et dont personne ne voulait parler, est un bon exemple de cette censure. Rustam Erkabaev était un personnage important du ministère de l'Intérieur. Il était le directeur du département de lutte contre la corruption et le crime organisé. Mais il a été limogé après avoir voulu ouvrir une enquête criminelle pour haute corruption contre Turop Kholtaev, qui avait un poste très important dans le gouvernement.
J'ai écrit de nombreux articles sur cette affaire et lorsqu'une chaîne de télévision britannique est venue à Tachkent, je les ai invités à en faire un film.
10. Pensez-vous que la communauté internationale exerce une pression suffisante sur le président Karimov afin qu'il respecte davantage les droits de l'homme ?
Non, je ne crois pas. La situation en Ouzbékistan est très grave et la population souffre de la tyrannie du président Islam Karimov et de son gouvernement.
Le pouvoir ignore les libertés et les droits fondamentaux. Des milliers de croyants pacifiques sont torturés en prison, des journalistes et des écrivains sont régulièrement emprisonnés, et les citoyens vivent dans des conditions inhumaines.
11. Etes-vous optimiste pour l'avenir des droits de l'homme dans votre pays ? Pensez-vous pouvoir y retourner un jour et y exercer librement votre métier de journaliste ?
Je suis optimiste par nature, et cela m'a aidé ces dernières années. Cependant, même optimiste, je ne crois pas qu'il y aura le moindre changement tant que le dictateur Karimov sera au pouvoir, ou tant que les gouvernements étrangers ne prendront pas de mesures plus fortes.
12. Quels sont vos projets aux Etats-Unis ?
Malheureusement, je ne sais pas encore ce que je vais faire aux Etats-Unis.