Reporters sans frontières dresse le bilan de la liberté de l’information en Thailande
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Reporters sans frontières dresse un état des lieux de la liberté de la presse en Thaïlande et des menaces qui pèsent sur les acteurs de l’information dans un contexte de manifestations de l’opposition au cours desquelles les médias ont été pris à parti.
Quarante ans après le soulèvement étudiant qui a conduit à la fin de la dictature militaire, la presse thaïe a aujourd’hui le droit de critiquer le pouvoir. Les principaux quotidiens en anglais The Nation et Bangkok Post et en thaï, Daily News, Kom Chad Luek, ThaiRath, Matichon et Khaosod Daily jouissent d’une réelle liberté de ton, à l’exception du sujet tabou que représente le roi et la famille royale. Comme les manifestants, qui ont témoigné leur respect jeudi soir en observant une trêve, la plupart des journalistes expriment la même révérence pour le roi Bhumipol.
Lors du coup d’État de l’armée en 2006, les militaires ont pris le contrôle des chaînes de télévision pour annoncer le changement de régime. Depuis, l’instabilité politique qui perdure constitue la principale cause d’insécurité pour les journalistes thais et étrangers et explique en grande partie la place du pays au classement mondial de la liberté de la presse, 135e sur 179 pays en 2013. Leur sécurité est également compromise dans le sud du pays, où la rébellion islamiste continue de perpétrer des attentats.
En raison de la polarisation extrême de la société thaïe, la plupart des événements politiques marquants des dernières années ont considérablement affecté les médias, pris en étau entre les membres des deux principales coalitions politiques. En novembre 2008, à Bangkok, les locaux de la chaîne satellitaire ASTV, propriété de l’un des leaders de l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD, les “Chemises jaunes”), ont été la cible de coups de feu et de jets de grenades. Au même moment, une radio pro-gouvernementale a été attaquée et, à Chiang Mai, l’animateur d’une station favorable à l’opposition, tué par balles. En 2010, les affrontements entre l’armée et le Front national uni pour la démocratie et contre la dictature (UDD, les "Chemises rouges”), ont causé la mort de Hiroyuki Muramoto, cameraman japonais de l’agence Reuters, tué par balles, le 10 avril 2010 à Bangkok, et de de Fabio Polenghi, photo-journaliste italien tué à Bangkok le mercredi 19 mai pendant l’assaut de l’armée contre les manifestants. Deux mois après la victoire de l’opposition aux élections, en juillet 2011, une journaliste de la chaîne de télévision Channel 7, Somjit Nawakruasunthorn, était victime d’une campagne d’intimidation menée par ces mêmes "Chemises rouges”. En novembre 2013, les manifestations à Bangkok déclenchées par le projet de loi visant à amnistier l’ancien Premier ministre en exil, Thaksin Shinawatra, ont dégénéré lorsque les protestataires ont pris à partie les médias, les accusant de couverture biaisée des événements. Des manifestants ont encerclé des véhicules appartenant à Channel 3 et Channel 7 et envahis les bureaux de plusieurs médias. Le 25 novembre, le journaliste freelance allemand Nick Nostitz est parvenu in extremis à échapper à une foule “chauffée à blanc” par ses leaders, qui l’avaient désigné comme un soutien du gouvernement, une “chemise rouge”.
Les menaces d’ordre judiciaire s’ajoutent aux menaces physiques. Les journalistes font preuve d’une grande prudence dans leur couverture politique, afin d’éviter des représailles judiciaires émanant d’officiels du gouvernement ou de l’opposition. En mai 2011, une dizaine de radios communautaires liées aux “Chemises rouges” basées à Bangkok et ses environs ont fait l’objet d’un raid des autorités. Le crime de "lèse-majesté", véritable outil de censure politique, est instrumentalisé par le pouvoir pour museler la presse la plus critique à son encontre. Les plaintes invoquant l’article 112 peuvent être déposées par un citoyen contre un autre, et les autorités sont tenues d'enquêter sur ces allégations. En vertu de cet article, est coupable de crime de lèse-majesté “toute personne ayant diffamé, insulté ou menacé le roi, la reine, l’héritier présomptif ou le régent”. La récente décision de la Cour de Bangkok de maintenir la peine de de prison avec sursis à l’encontre de Chiranuch Premchaiporn (Jiew), directrice du quotidien en ligne Prachatai, pour des "commentaires critiques à l’encontre de la monarchie”, établit un précédent des plus inquiétants. Désormais, les hébergeurs de contenus en ligne sont directement responsables de la nature des informations publiées par un tiers. La condamnation à onze années de prison du rédacteur en chef du magazine bimensuel Voice of Thaksin, Somyot Prueksakasemsuk, en janvier 2013, produit un effet dissuasif sur l’ensemble de la presse nationale. La National Broadcasting and Telecommunications Commission (NBTC), organe de réglementation unique pour les secteurs des télécommunications et de radiodiffusion créé en décembre 2010, n’est jusqu’ici pas parvenu à peser dans le débat sur l’article 112 du Code Pénal. Elle continue également de faire face à de nombreuses questions, notamment sur sa gouvernance et la transparence de ses opérations.
Les acteurs de l’information indépendants ne sont pas non plus épargnés par les accusations de crime de lèse-majesté. La blogosphère thaïe étant très active - près de 30% de la population est connectée à Internet - le Web fait l’objet d’une surveillance, qui devient minutieuse quand il s’agit de contenus liés à la monarchie. A la fin de l’année 2010, le ministère de la Justice a créé une unité de “cyber scouts”, chargée de traquer les contenus “illicites” sur la toile. En janvier 2011, entre 80 000 et 400 000 URL auraient ainsi été bloquées. Les sites alternatifs d’information suspectés de soutenir le mouvement des “Chemises rouges” sont souvent censurés, et les blogs critiquant le gouvernement valent fréquemment à leurs auteurs des accusations de lèse-majesté. Autant de signes qui laissent craindre que la politique de répression du crime de “lèse-majesté” par l’Etat ne perdure. Le taux de condamnation avoisine toujours les 95 %. En octobre dernier, le ministère des Technologies de l’information et de la Communication a rendu publique sa volonté d’amender cette loi, pour permettre aux autorités de bloquer des sites web sans l’aval d’un juge, et donc d’aggraver davantage la répression.
Alors que les manifestations redoublent d’intensité, malgré l’annonce de la dissolution du Parlement par la Première ministre Yingluck Shinawatra, les journalistes couvrant les rassemblements sont plus que jamais vulnérables face à des protestataires marchant au rythme des slogans anti-gouvernementaux et face aux forces de l’ordre, qui pourraient à tout moment chercher à mettre un terme à ces rassemblements.
Reporters sans frontières appelle à la fois les forces de l’ordre et les manifestants à ne prendre en aucun cas les reporters et leurs collaborateurs pour cible quelle que soit le positionnement politique des médias pour lesquels ils travaillent.
Publié le
Updated on
20.01.2016