Procès des tueurs présumés du journaliste Jaime Garzón

Alors que s'ouvre l'audience finale du procès des deux suspects dans l'assassinat du journaliste et humoriste Jaime Garzón, Reporters sans frontières met en garde contre un verdict injuste. "Plusieurs témoignages retenus par l'accusation contre les deux suspects ne sont pas crédibles", souligne l'organisation qui dénonce "une possible manipulation de l'enquête".

Ce 9 décembre, s'ouvre l'audience finale du procès de Juan Pablo Ortiz Agudelo et Edilberto Antonio Sierra Ayala, les deux principaux suspects dans l'assassinat, le 13 août 1999 à Bogotá, de Jaime Garzón (photo), journaliste et humoriste de la station Radionet et de la chaîne Caracol TV. "Nous sommes extrêmement préoccupés par la possibilité que cette affaire aboutisse à une injustice alors que plusieurs témoignages retenus par l'accusation contre les deux suspects ne sont pas crédibles", a déclaré Reporters sans frontières. "Nous sommes encore plus inquiets face à l'attitude du Departamento Administrativo de Seguridad (Département administratif de sécurité, DAS, service de renseignements placé sous l'autorité du président de la République) et du parquet dans cette affaire qui maintiennent encore une version des faits largement démentie lors des audiences", a ajouté l'organisation. "Il est indispensable qu'une enquête soit ouverte sur la possible manipulation des investigations par ces deux institutions, dont la conséquence est que les véritables auteurs de la mort de Jaime Garzón n'ont pas été inquiétés." Pour Reporters sans frontières, "il est également indispensable qu'une nouvelle enquête soit ouverte sur la mort du journaliste et humoriste pour que ce crime, qui a choqué l'ensemble de la société colombienne, ne reste pas impuni". L'organisation a le statut de partie civile dans cette affaire depuis 2002, la justice ayant considéré que l'assassinat du journaliste constituait une grave atteinte à la liberté d'expression. Reporters sans frontières est représentée par l'avocat Alirio Uribe, de l'association Colectivo de Abogados "José Alvear Restrepo", qui représente également la famille de la victime. Les arguments du parquet Ce 9 décembre 2003 s'ouvre, pour deux jours, l'audience finale du procès des deux suspects de l'assassinat de Jaime Garzón au cours de laquelle les avocats des différentes parties vont exposer leur plaidoirie. Le 9 octobre dernier, au terme de la précédente audience, le procureur avait requis "une peine exemplaire" contre Juan Pablo Ortiz Agudelo et Edilberto Antonio Sierra Ayala, les exécutants présumés. Il avait également demandé la condamnation du chef des Autodéfenses unies de Colombie (AUC, paramilitaires) Carlos Castaño, considéré comme le commanditaire du crime. Les accusations portées contre les suspects se fondent sur les conclusions de l'enquête menée par le juge d'instruction Eduardo Meza. Au terme de ses investigations, ce dernier avait conclu à un assassinat commandité par Carlos Castaño. Selon lui, Juan Pablo Ortiz Agudelo serait l'auteur des coups de feu et Edilberto Antonio Sierra Ayala, le conducteur de la moto. Les deux hommes ont été arrêtés respectivement en janvier 2000 et septembre 2001. Un mandat d'arrêt a été délivré contre Carlos Castaño en juin 2000. Le mobile de l'assassinat serait la participation de Jaime Garzón dans des négociations en vue d'obtenir la libération de personnes enlevées par la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Le chef des paramilitaires aurait reproché au journaliste d'avoir ainsi fait le jeu de la guérilla mais également d'avoir touché de l'argent en échange de ses services. Fausse piste… Dès le début de l'enquête, les principaux témoignages à charge ont été apportés au juge d'instruction par le DAS. Il s'agit des témoignages de Maria Amparo Arroyave Montoya, Wilson Javier Llano Caballero, Maribel Jiménez Montoya, Wilson Raúl Ramírez Muñoz et Bernardo Quintero Montoya. Maria Amparo Arroyave Montoya est le principal témoin à charge contre Juan Pablo Ortiz Agudelo, surnommé El Bochas. Plusieurs éléments remettent en cause la véracité de son témoignage : les contradictions de ses différentes dépositions ; la distance (au mieux 30 mètres) à laquelle le tueur présumé est passé de sa fenêtre, qui discrédite la description détaillée qu'elle en fait ; l'impossibilité pour les enquêteurs d'accéder à son appartement ; sa disparition depuis 2000, au moment où ses déclarations commençaient à être remises en cause. En effet, depuis cette date, bien qu'elle ait été placée sous la responsabilité du DAS, elle n'a jamais répondu aux citations qui lui ont été adressées avant et pendant le procès. Les différentes parties n'ont donc pu l'interroger sur ses déclarations. Wilson Javier Llano Caballero, un informateur du DAS surnommé "El Profe", a également apporté un témoignage à charge contre les deux suspects. Cependant, sa crédibilité est largement remise en cause par les pressions qu'il a exercées sur d'autres personnes pour les forcer à faire de faux témoignages. Parmi les preuves, une lettre, dont l'analyse graphologique confirme qu'elle est écrite de sa main, indique à un certain Luis Guillermo Velásquez Mazo ce qu'il doit déclarer pour mettre en cause Juan Pablo Ortiz Agudelo et Edilberto Antonio Sierra Ayala, et donne même le surnom sous lequel il doit se présenter ("Mascotica") aux autorités. "Mascotica" a été tué en mai 2001, sans jamais avoir fait de déposition. Deux autres témoins à charge, Wilson Raúl Ramírez Muñoz et Bernardo Quintero Montoya, se sont ensuite rétractés, affirmant que Wilson Javier Llano Caballero les avait forcés à présenter un faux témoignages contre les deux suspects. Seule Maribel Jiménez Montoya a maintenu sa déclaration. Mais il est avéré qu'elle est l'ancienne petite amie de Wilson Javier Llano Caballero. Sa mère et Wilson Raúl Ramírez Muñoz affirment tout deux que ce dernier lui aurait fait des promesses en échange d'un faux témoignage. Selon Wilson Raúl Ramírez Muñoz, Llano Caballero espérait ainsi empocher la récompense offerte par les autorités en échange de témoignages et, du même coup, prendre le contrôle du quartier de San Javier, à Medellín, où sévissaient Juan Pablo Ortiz Agudelo et Edilberto Antonio Sierra Ayala. Couvrir les vrais criminels ? Tant le DAS que le juge d'instruction ont non seulement donné du crédit à de faux témoignages, mais ils se sont également contredis ou ont écarté sans raisons des pistes importantes. En janvier 2003, un agent du DAS a déclaré lors du procès que, pour la mettre à l'abri, Maria Amparo Arroyave Montoya avait été envoyée au Mexique en décembre 2001. Une information démentie par un rapport de la direction de l'Etranger du DAS publié en décembre 2002. Etrangement, un nouveau document du même service produit en mars 2003 a finalement confirmé la déposition du mois de janvier. Par ailleurs, les descriptions du témoin par plusieurs agents du DAS qui l'auraient rencontrée se contredisent. Nouvelle contradiction : Reynel Bejarano, un enquêteur cité par un autre agent du DAS comme pouvant confirmer l'existence du témoin, a déclaré n'avoir jamais vu cette dernière. Selon l'avocat Alirio Uribe, une cinquantaine de pistes ou d'informations, dont certaines mettaient en cause des militaires, n'ont pas fait l'objet de vérifications ou d'enquête approfondie de la part d'Eduardo Meza, le juge d'instruction. Ainsi, lors de l'instruction, le parquet n'a même pas versé au dossier un rapport des services de renseignements militaires sur Jaime Garzón en sa possession pour une autre affaire. Ce document, qui souligne que l'humoriste avait des contacts avec la guérilla, prouve qu'il était espionné par l'armée avant sa mort. Ce rapport a été réalisé par le sous-officier Juan Evangelista Basto Bernal. Ce dernier a depuis été condamné pour l'attentat, en décembre 2000, contre le syndicaliste Wilson Borja. Il a été prouvé que les rapports d'espionnage de Juan Evangelista Basto Bernal sur le syndicaliste avaient été utilisés par les paramilitaires, en coordination avec des militaires, pour attenter à la vie de celui-ci. Comme Jaime Garzón, Wilson Borja appartenait à une commission de dialogue avec la guérilla de l'Armée de libération nationale (ELN).
Publié le
Updated on 20.01.2016