Procès de masse de journalistes : deux mois de plus en prison, la justice à l’abri des regards
Organisation :
Trente-six journalistes et collaborateurs de médias, jugés depuis le 10 septembre 2012 à Istanbul (voir ci-dessous), resteront en détention provisoire encore au moins deux mois. Le 12 septembre, la justice a clos abruptement la première série d’audiences en rejetant toutes les demandes de la défense et en décidant de transférer les suivantes du cœur d’Istanbul à la lointaine périphérie de Silivri.
« Deux mois de plus en prison! Lors de la prochaine audience, le 12 novembre, 36 des 44 prévenus auront passé près d’un an en détention provisoire. Malgré la loi de réforme du 5 juillet, ces décisions ne sont malheureusement guère plus motivées qu’auparavant. En outre, en décidant de tenir désormais ce procès politique de masse à 100 km d’Istanbul, la Cour cherche clairement à le soustraire au regard de la société civile. Cette attitude est inacceptable », a déploré Reporters sans frontières.
Les trois premières audiences du procès des journalistes, accusés de former un « Comité des médias » aux ordres du KCK (PKK) se sont déroulées dans une atmosphère tendue. Les observateurs, qui s’étaient bruyamment manifestés la veille par des applaudissements et protestations, ont été exclus des débats le 12 septembre.
Le président de la 15e chambre de la Cour d’assises d’Istanbul a subitement mis un terme à l’audience, deux jours avant la date prévue, sans même avoir lu l’acte d’accusation. La Cour a suivi les recommandations du procureur de la République, Ismail Icik, et rejeté toutes les demandes des avocats de la défense : demandes de libération conditionnelle, remise en cause de la validité de l’acte d’accusation, possibilité pour les prévenus de s’exprimer dans leur langue maternelle, le kurde.
A l’annonce de ces décisions, les prévenus se sont symboliquement couvert la bouche d’un bandage noir et ont tourné le dos au jury en signe de protestation. « Nous nous sentons pris pour des figurants dans cette audience, a déclaré l’avocat de la défense Sinan Zincir à la Cour. Nous n’acceptons pas le traitement qui nous est réservé par le tribunal et la présence des forces de l’ordre dans le palais de justice ». Son collègue Ercan Kanar a exigé la levée du huis-clos et le traitement de la défense dans le respect des principes d’équité. Il a annoncé son intention de saisir le Haut conseil de la magistrature (HSYK) pour demander la révocation du jury.
-----
10.09.2012 - Quarante-quatre journalistes en procès : « la criminalisation du journalisme doit cesser »
Ce lundi 10 septembre 2012 s’ouvre à Istanbul le procès de 44 journalistes et collaborateurs de médias pro-kurdes, dont 36 sont incarcérés depuis le 20 décembre 2011. Reporters sans frontières, dont le correspondant turc assiste à l’audience, demande la libération immédiate de tous les journalistes mis en cause du fait de leurs activités professionnelles. L’organisation appelle la justice à respecter leur droit à un procès juste et équitable.
« Ce procès de masse rappelle des heures sombres que l’on espérait révolues, a déploré l’organisation. Malgré les promesses et les aménagements à la marge, force est de constater que la justice persiste dans les graves dérives que nous condamnons depuis des années : criminalisation du journalisme critique et militant, publications assimilées à des actes de terrorisme, abus systématique de la loi antiterroriste et de la détention provisoire… Cette approche répressive de la presse et de la société civile est non seulement dangereuse pour la liberté de l’information et contradictoire avec les obligations internationales de la Turquie. Elle contribue aussi à éloigner la possibilité d’une solution pacifique de la question kurde, et décrédibilise largement le rôle de modèle régional que la Turquie prétend assumer. »
Le 10 septembre, la 14e chambre de la Cour d’assises spéciale d’Istanbul commence à juger 44 journalistes et collaborateurs des médias pro-kurdes, et notamment du journal Özgür Gündem et de l’agence DIHA. Parmi les prévenus, 36 se trouvent en détention provisoire depuis leur arrestation, le 20 décembre 2011. Ils sont essentiellement accusés de travailler sur ordre du KCK (la branche urbaine du Parti des travailleurs du Kurdistan – PKK, interdit), dont ils formeraient le « Comité des médias ». La plupart sont inculpés d’« appartenance à une organisation illégale » ou à sa direction.
A l’appui de ces mises en cause, l’acte d’accusation d’environ 800 pages se fonde essentiellement sur les publications, les contacts et les conversations des journalistes. Tout comme dans le dossier OdaTV, les journalistes se sont vus interroger sur la raison pour laquelle ils avaient décidé de couvrir tel ou tel événement, de parler avec telle ou telle source d’information. De même, l’instruction procède par assimilation : contacter ou interviewer des militants pro-kurdes, y compris du parti légal BDP, est vu comme un crime en soi ; enquêter sur les exactions des forces de l’ordre (bavure mortelle de l’aviation turque, sévices infligés à des détenus, répression de manifestations…) découle forcément d’un ordre du KCK, dans le but de nuire aux autorités. Une partie du dossier reste secrète, en violation des droits de la défense.
Si ce procès est inédit depuis longtemps par son ampleur, il est loin d’être isolé. Les passages en jugement de professionnels des médias se succèdent chaque semaine, le plus souvent sur le fondement de la loi antiterroriste. 204 prévenus, dont le candidat au Prix Nobel de la Paix Ragip Zarakolu et trois autres journalistes, continueront à être jugés dans un autre volet de l’affaire KCK le 1er octobre. Le 13 septembre, un tribunal de Diyarbakir (Sud-Est) doit se prononcer sur la remise en liberté conditionnelle de Bedri Adanir (Hawar), incarcéré depuis janvier 2010. Le 18 septembre à Van (Est) s’ouvrira le procès de Murat Aydin (DIHA), emprisonné depuis octobre 2011 et accusé de « faire la propagande du PKK par voie de publication ».
Par ailleurs, le procès d’Ahmet Sik, Nedim Sener et des collaborateurs d’OdaTV se poursuivra le 14 septembre devant la 16e chambre de la cour d’assises d’Istanbul.
- Retrouver les recommandations de Reporters sans frontières dans le rapport d'enquête : "Un livre n'est pas une bombe! Médias et justice en Turquie, entre méfiance et réflexes sécuritaires" (juin 2011)
- Lire les précédents communiqués de Reporters sans frontières à ce sujet
- Lire le rapport d'enquête de la FIDH sur la criminalisation des défenseurs des droits de l’homme : "Présumés coupables" (juin 2012)
(Photo: Bülent Kilic / AFP)
Publié le
Updated on
20.01.2016