La 17e chambre du tribunal de grande instance (TGI) de Paris a rendu, le 15 novembre 2004, la première décision se basant explicitement sur la LEN pour juger de la responsabilité d'un hébergeur. Cette affaire a montré la difficulté de se référer au concept de "manifestement illicite" introduit par cette loi.
La notion de "manifestement illicite" peine à convaincre
La 17e chambre du tribunal de grande instance (TGI) de Paris a rendu, le 15 novembre 2004, la première décision se référant explicitement à la LEN pour juger de la responsabilité d'un hébergeur. L'affaire, qui oppose le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) au consul de Turquie et à Wanadoo, a montré la difficulté de se référer au concept de "manifestement illicite" introduit par cette loi.
Reporters sans frontières n'a eu de cesse de dénoncer le régime de responsabilité des hébergeurs instauré par la LEN. Dès l'adoption de la loi, l'organisation avait appelé à une extrême vigilance concernant son interprétation par les juges. "Ce texte impose à des prestataires techniques de se prononcer sur la légalité des contenus auxquels ils donnent accès, et ainsi de se substituer au travail de la Justice. Le Conseil constitutionnel, saisi de ce texte, avait certes limité la responsabilité des hébergeurs en entérinant la notion du "manifestement illicite". Mais l'affaire CDCA contre Wanadoo démontre que cette notion est trop floue pour protéger efficacement la liberté d'expression. La détermination de la légalité d'un contenu s'avère une tâche ardue que ne pourront pas assumer les hébergeurs, en particulier les petites structures", a déclaré l'organisation.
L'affaire oppose la CDCA à Aydin Sezgin, consul de Turquie à Paris, et à la société Wanadoo, au sujet de textes contestant le génocide arménien publiés sur le site Internet du consulat (http://perso.wanadoo.fr/tcparbsk/). La 17e chambre du TGI de Paris s'est référée explicitement à la LEN pour juger de la responsabilité de Wanadoo, "à la lumière de la réserve d'interprétation contenue dans la décision (…) du Conseil constitutionnel en date du 10 juin 2004".
Toute l'affaire repose sur la question suivante : la contestation du génocide arménien constitue-t-elle un acte manifestement illicite? Pour y répondre, le tribunal a dû examiner les différents textes, nationaux et internationaux, invoqués par l'association arménienne. Il s'est ainsi reporté à la loi sur la presse de 1881, aux statuts du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945, à la loi française du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, à la Convention internationale pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l'ONU le 9 décembre 1948, à une résolution du 18 juin 1987 votée par le Parlement européen. Les juges sont même allés jusqu'à examiner des comptes-rendus de séances parlementaires.
Le TGI a finalement décidé que rien dans ces textes ne confirmait que la contestation du génocide arménien était manifestement illicite. Cette décision exonère l'hébergeur de toute responsabilité dans cette affaire. Toutefois, la Justice a dû examiner trois textes internationaux et deux lois françaises pour aboutir à cette décision. Quelle aurait été la décision des juges si l'une de ces conventions internationales stipulait que le génocide arménien n'était pas contestable? Le tribunal aurait-il alors décidé que la responsabilité de l'hébergeur devait être engagée? La question n'a rien de rhétorique. En effet, le jugement rendu semble indiquer que l'hébergeur doit, s'il est saisi à propos de ce type de contenu, examiner sa légalité au regard des lois nationales mais également des textes internationaux. Certes, nul n'est censé ignorer la loi, mais peut-on croire que les hébergeurs, notamment les petites structures, pourront s'acquitter d'une telle tâche?
Selon Lionel Thoumyre, chargé de mission pour le Forum des droits sur l'Internet - un organisme consultatif français composé de personnes morales publiques et privées -, l'interprétation de la notion de "manifestement illicite" doit se faire "in concreto", c'est-à-dire en fonction des connaissances juridiques que l'on peut attendre d'un hébergeur. En se référant à ce type d'interprétation, il aurait été ainsi plus facile de prouver que l'hébergeur, qui ne peut être considéré comme un expert en droit international, n'était pas responsable dans cette affaire.
Il semble toutefois que ce jugement, même s'il est favorable à l'hébergeur, démontre plus fondamentalement que la responsabilité pénale pesant sur les hébergeurs est trop importante, et ce malgré le garde-fou du "manifestement illicite". En voulant substituer des entreprises à l'autorité judiciaire, le législateur a ouvert une boîte de Pandore dont les conséquences vont peu à peu se faire sentir. Le risque d'une censure en amont du Net par les prestataires techniques du Réseau est toujours à l'ordre du jour.
Rappel : le régime de responsabilité instauré par la LEN
Le Conseil constitutionnel a rendu sa décision, le 13 juin 2004, sur la Loi sur la Confiance dans l'économie numérique. Il a réaffirmé que le principe de responsabilité pénale des hébergeurs, dans le cas où ceux-ci ont été alertés sur le caractère illicite d'un contenu, devait être maintenu. Bien que cette mesure instaure de fait une justice privée du Net, le conseil a estimé qu'elle était conforme à la directive européenne de laquelle découlait le texte français. Il a toutefois mis un bémol important au texte voté par les parlementaires, indiquant que la responsabilité des hébergeurs ne pouvait être engagée que si un juge avait notifié le caractère illicite d'un contenu, ou si la page Web était "manifestement illicite". Cette dernière précision, qui reprend une recommandation du Forum des droits de l'Internet, indique aux juges les limites de ce régime de responsabilité. En effet, la jurisprudence française ne reconnaît comme "manifestement illicite" que des contenus du type : propos négationnistes, images pédophiles, textes faisant l'apologie de crimes de guerre, etc. Il devenait ainsi peu probable que les hébergeurs soient condamnés en justice pour avoir diffusé, par exemple, des textes diffamatoires.