Procès “Squarcini” : la responsabilité du fondateur de LVMH doit être clairement établie quant à l’espionnage de la rédaction de Fakir
Le procès de Bernard Squarcini, l’ancien patron du renseignement intérieur en France soupçonné d’avoir mobilisé son réseau pour rendre des services au groupe de luxe LVMH, s’est ouvert le 13 novembre. Parmi les victimes : la rédaction du journal amiénois Fakir, infiltrée et surveillée entre 2013 et 2016, et son fondateur, François Ruffin, désormais député de la Somme. Alors que Bernard Arnault sera entendu le 28 novembre par le tribunal judiciaire de Paris, Reporters sans frontières (RSF), qui a été auditionnée, appelle le tribunal à faire en sorte que la responsabilité du fondateur de LVMH soit clairement établie, malgré la convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) qui organise le contournement, en toute impunité, du droit de la presse.
Les faits sont graves. Entre 2013 et 2016, la société LVMH, dirigée par Bernard Arnault, a fait appel aux services de l’ancien patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – l’ancêtre de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) –, Bernard Squarcini, pour surveiller et espionner le journal Fakir, via des infiltrations, des filatures, des photographies et autres moyens de collecte illégale d’informations. L’objectif ? Recueillir des données personnelles sur ses membres, dont le journaliste François Ruffin, et obtenir une copie de son film Merci patron !, alors en cours de tournage. Le procès de Bernard Squarcini, ainsi que celui de neuf autres prévenus, s’est ouvert le 13 novembre.
Seul le principal commanditaire de cette opération d’infiltration sophistiquée manque à l’appel : l’entreprise de Bernard Arnault, qui a signé un accord transactionnel avec la justice en 2021. En effet, malgré une implication manifeste de la société LVMH dans l’espionnage de Fakir, comme en témoignent les échanges téléphoniques révélés par Mediapart en 2019, Bernard Arnault et la direction de LVMH ne sont pas inquiétés dans l’affaire. Le parquet de Paris les a considérés comme “connexes” à des faits de trafic d’influence et, à ce titre, les a inclus dans une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), qui permet à une personne morale d’obtenir l’abandon de poursuites pénales moyennant le paiement d’une amende. En échange d’une amende de dix millions d’euros, les poursuites ont donc été abandonnées en décembre 2021, sans reconnaissance de culpabilité et sans consultation de la rédaction de Fakir en amont.
“Nous regrettons qu’un capitaine d'industrie, par ailleurs fort industrieux quand il s’agit d’espionner les journalistes, ne figure pas aux côtés de ses lieutenants. Le chéquier ne saurait racheter les délits : la justice n’est pas une indulgence et le journalisme doit être défendu. Les méthodes ignobles utilisées pour espionner la rédaction de Fakir sont des procédés que notre organisation a pu constater en Europe du Sud ou en Europe centrale et dont il faut urgemment empêcher le développement en France. Si les faits ne sont pas entièrement reconnus, il y a fort à craindre que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Nous nous réjouissons de la convocation par le tribunal de Bernard Arnault, qui sera entendu en qualité de témoin par le tribunal le 28 novembre et qui doit faire face à ses responsabilités. RSF, qui sera représentée à l’audience, se tient aux côtés de Fakir et appelle, avec fermeté, à ce que cette affaire ne crée pas un précédent dans les faits et dans le droit.
Cette situation juridique organise, sinon crée une véritable impunité des délits commis contre les journalistes en France, comme a pu le rappeler RSF lors de sa citation à témoin. En l’espèce, elle permet non seulement de ne pas reconnaître la culpabilité des principaux commanditaires de l’infiltration de Fakir, mais également d’acheter leur innocence. RSF appelle à ce que la CJIP cesse d’être dévoyée pour contourner le droit de la presse et à ce que cesse l’impunité des délits commis contre des rédactions et des journalistes en France.
Les manières de LVMH à l’égard des journalistes sont bien connues. Ces méthodes, qui visent à étouffer le journalisme, s’inscrivent dans une série de comportements déjà observés de la part de la société LVMH sur des journalistes enquêtant sur leurs pratiques. En 2014, alors que le journaliste Tristan Waleckx enquêtait sur Bernard Arnault pour une émission de “Complément d’enquête”, diffusée sur France 2, le groupe de luxe a fait subir des pressions et a entrepris de nombreuses démarches hostiles à l’endroit de son rédacteur en chef, Benoît Duquesne.
Lors de l’audition de Thibaut Bruttin, directeur général de RSF, le 20 novembre, l’un des prestataires employés par Bernard Squarcini pour infiltrer Fakir, Albert Farhat, a brandi sa carte d’adhérent de RSF et mis en avant son travail passé de journaliste pour demander la protection de l’organisation. RSF rappelle que la qualité d’adhérent n’équivaut pas à soutien et que la qualité de journaliste d’investigation se saurait se confondre avec la compromission dans le renseignement privé au service d’une multinationale.