Loi allemande sur les contenus haineux : RSF dénonce les risques de censure

Alors que le gouvernement allemand a approuvé un projet de loi visant à condamner très lourdement par des amendes les réseaux sociaux qui diffuseraient des contenus délictueux, Reporters sans frontières (RSF) s’inquiète des dérives d’une telle initiative, qui pourrait conduire à la multiplication des cas de censure, et créer un précédent au niveau européen.

Pour échapper à des amendes colossales, les réseaux sociaux pourraient être tentés de supprimer des contenus. Un peu, beaucoup… beaucoup trop. Quitte à mettre à mal la liberté d’expression et à entraver la liberté d’information des utilisateurs de ces plateformes devenues des intermédiaires incontournables pour accéder à l’information.


Le 5 avril dernier, le Conseil des ministres allemand a en effet présenté un projet de loi visant à forcer les réseaux sociaux à supprimer les “contenus haineux” et “délictueux”. Les sanctions, en cas de non-respect de la loi, sont sévères, puisque les plateformes risquent jusqu’à 50 millions d’euros d’amende.


D’après le projet de loi validé par le Conseil des ministres, les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, ou encore Youtube doivent effacer ou bloquer dans un délai de 24 heures des publications “manifestement délictueuses” et dans un délai de sept jours celles au contenu simplement “délictueux”. Une distinction peu claire, qui ferait peser sur les réseaux sociaux la charge de déterminer, dans des délais très courts, ce qui relève de l'un ou l'autre, et d'agir en conséquence.


Censurer plus pour payer moins


“RSF rejette ce projet, qui ne ferait que contribuer au mouvement général de privatisation de la censure, en déléguant à des plateformes privées le rôle de juges, les laissant décider de ce qui doit être supprimé ou non, comme si les géants du web allaient remplacer les cours indépendantes et impartiales”, dénonce Elodie Vialle, responsable du bureau Journalisme et Technologie à Reporters sans frontières.


RSF craint donc que cette loi mène à des dérives et à la multiplication de cas de censure dans la mesure où les réseaux sociaux pourraient être tentés de supprimer plus de contenus pour payer moins d’amendes, ce qui est bien entendu incompatible avec les textes internationaux en matière de droits de l’Homme.


RSF s’inquiète aussi du fait que les dispositions du texte sur les mécanismes et les critères de la censure sont très vagues. Or, déterminer si un post est conforme ou non à la loi demande une expertise légale systématique et repose sur un processus complexe.


Parmi les interdictions, la diffamation du président ou de l’Etat


En pratique, dès lors qu’un contenu est signalé par un utilisateur, les réseaux sociaux ayant plus de deux millions d’utilisateurs à travers le pays doivent décider s’il est “délictueux” ou “manifestement délictueux”, et donc dans quel délai ils doivent le supprimer ou non. Le texte évite toute évocation des “fake news “ ou des “discours haineux”, mais se réfère explicitement au code pénal allemand, et à une liste de 23 crimes tels que “la diffamation du président,” “de l’Etat ou de ses symboles”, “l'incitation à la haine”, “la formation, la participation, le recrutement et le soutien à une association terroriste” comme autant de raisons pour censurer du contenu en ligne.


Selon Heiko Maas, ministre fédéral de la Justice allemand, la multiplication des actes et des propos haineux, mais aussi des fake news, ces nouvelles fabriquées, souvent fausses et très virales, met gravement en danger le discours démocratique dans le pays.


S’il est normal que le gouvernement tente de trouver des solutions face à cette problématique, RSF s’inquiète de ce texte au périmètre très large, qui touche les réseaux sociaux, mais aussi de nombreux sites interactifs, comme des services de messagerie (Gmail, ProtonMail, etc.), ou encore des services de stockage et de partage de copies de fichiers locaux en ligne tels que Dropbox.


Stopper le processus législatif


“RSF appelle donc le gouvernement allemand à stopper le processus législatif, dans la mesure où cette loi représente une grave menace pour la liberté d’information et d’expression”, déclare Christian Mihr, directeur exécutif de RSF Allemagne.


Elle pourrait aussi créer un précédent au niveau européen, alors que d’autres pays examinent la possibilité de condamner les contenus délictueux, ou faux. Au Royaume-Uni, un rapport parlementaire paru le 1er mai, qui cite l’exemple allemand, invite le gouvernement à adopter un système de sanctions graduées, dont des amendes importantes, contre les réseaux sociaux qui ne retireraient pas assez rapidement les contenus d’incitation à la haine.


En Italie, un projet de loi présenté au Parlement en février 2017 prévoit également des amendes de 5000 euros et même des peines d’emprisonnement pour diffusion “d’informations fausses, exagérées ou tendancieuses”. En France, une sénatrice a déposé un projet de loi anti-fake news, alors même que la loi sur la liberté de la presse de 1881 prévoit déjà, dans son article 27, le délit de publication de fausses nouvelles.


Responsabiliser les réseaux sociaux tout en préservant la liberté d’expression


RSF est consciente des menaces que posent les fake news, les discours haineux, et autres incitations à la violence, à l’heure où leur impact et leur diffusion sont démultipliés par des réseaux sociaux dont l’objectif principal reste de maintenir l’utilisateur le plus longtemps possible sur leur plateforme. D’autres réflexions sont par ailleurs en cours. L’idée de responsabiliser les réseaux sociaux n’est pas tout à fait nouvelle au sein de l’Union européenne.


La Commission européenne ainsi que les géants du web (Facebook, Google, Twitter et Microsoft), avaient ainsi établi un code commun de bonne conduite pour combattre les contenus haineux illégaux en ligne en mai 2016. Un dispositif cependant non contraignant, et le projet actuel va plus loin en cherchant à réprimer les abus de la liberté d’expression sans s’inquiéter de la préservation de cette liberté.


Mais l’organisation s’est toujours opposée aux mesures liberticides visant à encadrer la liberté d'expression de façon trop restrictive, voire punitive. Si les démocraties mettent en place ce type de mesure, cela pourrait aussi servir de prétexte aux prédateurs de la liberté de la presse pour museler les médias indépendants, et favoriser l’autocensure, voire une censure bien plus large.


L'Allemagne occupe actuellement la 16e place sur 180 dans l'édition 2017 du Classement mondial de la liberté de la presse.


Pour aller plus loin: l’analyse de la loi par l’ONG Article 19

Publié le
Mise à jour le 03.05.2017

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