La voiture de la journaliste Genka Shikerova, connue pour le mordant de ses interviews de personnalités politiques bulgares, brûle dans la soirée du 16 septembre 2013 devant son domicile à Sofia. Un incendie criminel qui ravive les inquiétudes sur la liberté de l'information en Bulgarie et la sécurité des journalistes. Reporters sans frontières, qui condamne fermement cet incident criminel, a recueilli les propos de la journaliste.
Interview réalisée par Desislava Kyurkchieva pour Reporters sans frontières le 23 septembre 2013. La version originale de cette interview en bulgare est disponible en téléchargement au bas de cette page.
Où en est l'enquête ?
La police travaille sur l'affaire depuis une semaine seulement (au moment de l'interview, ndlr). C'est trop court pour arriver à des résultats. J'ai été interrogée, comme dans le cadre d'une procédure habituelle. Ils font leur travail, je n'en sais pas plus.
La police vous a-t-elle offert une protection ? Avez-vous demandé une telle protection ?
Ce n'est pas à la procédure dans ce type d'affaire, donc cela n'a pas été évoqué. Mais peu importe, je n'en souhaite pas. J'ai reçu un plein soutien de la chaîne : le directeur de l'information m'a proposé un garde du corps, mais j'ai refusé. Je ne souhaite pas tout boulverser dans ma vie juste à cause de cet incident.
Avez-vous reçu des menaces, avant ou après l'incendie de votre voiture ?
Non, ni avant l'incendie, ni après l'incendie. Je n'ai reçu aucune menace liée à cet incident. Je ne vois pas non plus de conflit qui y soit relié. J'ai essayé de faire une telle connexion : la police m'a posé cette même question, mais je n'y suis pas parvenue.
Pouvez-vous confirmer les conclusions de différents médias qui font un rapprochement entre l'affaire et votre travail de journaliste ?
Je n'ai jamais confirmé ces propos. Je ne trouve aucune connexion entre l'escalade des tensions politiques et cet incident. Le seul média bulgare auquel j'ai parlé est bTV. Les contenus sont sur leur site web. Tous le reste n'est que surinterprétation de mes propos. Je ne peux pas et ne souhaite pas faire de conclusions hâtives.
Avez-vous peur pour votre santé et celle de vos proches ?
Je veux croire que c'est un acte de vandalisme. J'essaye de ne pas penser ni analyser. De cette manière la peur n'envahit pas mes pensées. Cet incident s'est produit et j'espère que l'enquête débouchera sur des résultats, mais si cela n'arrive pas, je n'ai pas dans l'idée de me définir comme victime d'un incendie criminel.
Vous connaissez sûrement la thèse qui relie l'incendie de votre voiture à vos interviews de Lyutvi Mestan et Sergei Stanishev (deux parlementaires bulgares, ndlr). Certains disent que vous avez "mordu" ces invités (référence aux questions frontales posées par la journaliste, nldr).
Je ne peux pas me prononcer sur ces affirmations, et en l'absence de preuve il serait absurde de blâmer qui que ce soit. J'ai posé les questions que j'avais à poser en tant que journaliste, des questions que n'importe quel collègue journaliste aurait posé et pour lesquelles il aurait attendu des réponses. D'un point de vue journalistique, je crois que j'ai fait mon travail.
Au sujet de votre travail pour l'émission "Ce matin", que vous animez sur bTV (émission politique, nldr), avez-vous déjà été victime de pression ? Il est clair que la période est très compliquée en ce moment en Bulgarie. Avez-vous personnellement senti une différence dans votre activité depuis que vous animez cette émission ?
Moi personnelllement, non. Parce que j'ai toujours eu la liberté de poser des questions, aussi bien en tant que reporter que présentratrice. Beaucoup de collègues refusent de me croire, mais jusqu'à présent, je n'ai pas subi de pressions. Je l'affirme haut et fort.
Vu le peu d'émissions politiques, votre émission matinale de bTV a joué un rôle important pour l'opinion publique bulgare. Pourtant elle est régulièrement critiquée. En quoi ces critiques affectent-elles votre travail ?
C'est ce qui fait l'intérêt de l'émission, elle ouvre une large possibilité de commenter, d'analyser, de discuter. Chacun a le droit d'avoir son opinion, et les nouveaux médias donnent l'opportunité à cette opinion d'être entendue par plus de gens. Pour cette raison, les commentaires sont nombreux, et je ne trouve pas que ce soit une mauvaise chose.
Dans votre interview de Sergei Stanishev, il vous a demandé d'établir une sorte de comparaison avec l'attitude de l'ancien premier ministre Boiko Borissov vis à vis des médias. Vous avez répondu que les services de relation presse étaient très insitante par téléphone. Qu'entendiez-vous par là ?
Bien sûr, ils appellent. Et on les entend chaque jour. C'est normal. La vraie question est de savoir de quoi nous parlons avec eux, et combien de fois par jour. Mais ce sont des problèmes internes qui appartiennent à notre quotidien de journaliste et nous ne faisons pas figure d'exception. Si quelqu'un vous dit que la pression n'existait pas hier et est apparue aujourd'hui, il vous ment. C'est un combat quotidien et ça fait partie du métier. Après, la question est de savoir à quel moment le journaliste succombe, jusqu'à quel point il souhaite rester objectif...
Revenons-en au journalisme d'investigation : est-ce plus dur de faire de l'investigation en Bulgarie aujourd'hui qu'il y a cinq ans ?
Je pourrai vous donner une réponse à cette question l'année prochaine, car je prépare une thèse sur le sujet. Je fais des observations sur tous les travaux de journalisme d'investigation de ces dernières années diffusées sur bTV et Nova TV. J'essaye de voir quelles sont les tendances en terme de nombre et de nature des sujets traités. Je prends aussi en compte ce qui a été diffusé en fonction des périodes politiques. Je pense que les conclusions de mes travaux seront assez surprenantes. C'est une étude complexe, mais cela permettra d'y voir plus clair et de sortir des affirmations à l'emporte-pièce qui circulent beaucoup ces temps-ci.
Permettez-nous d'insister : si vous conduisez une enquête comme celle-ci, cela veut bien dire que vous avez des hypothèses. Notre hypothèse est que le nombre de journalistes d'investigation en Bulgarie est en déclin.
Faire du journalisme d'investigation est difficile par nature. Cela demande beaucoup d'efforts et de sacrifices, notamment sur le plan personnel. La question est de savoir si nous comptons suffisamment de journalistes prêts à donner de leur temps et de leur énergie pour obtenir des résultats. Je doute qu'il y ait beaucoup de gens capables d'atteindre ce degré d'exigence et ces résultats. Je ne suis pas sûre que ce soient les circonstances actuelles qui nous placent dans la situation d'avoir de moins en moins de journalistes d'investigation. Bien sûr, je ne nie pas l'effet du marché. Le journalisme d'investigation est cher et prend du temps, mais c'est la cerise sur le gâteau.
Est-ce plus dangereux de faire de l'investigation aujourd'hui ?
Je ne sais pas. Je ne me sens pas menacée. Je n'ai reçu aucune menace. Il faut analyser en profondeur la situation en Bulgarie pour avoir les moyens d'affirmer cela.
Il y a plusieurs jours deux correspondants de la Deutsche Welle, Emi Baruh et Ivan Bedrov, ont été licenciés pour raisons éthiques. Comme s'ils avaient gêné des intérêts politiques.
Nous les avons invités le 25 septembre dans mon émission. J'ai pu voir la lettre envoyée par la banque (lettre envoyée à la DW et qui a provoqué le renvoi des deux journalistes, ndlr) ainsi que le communiqué officiel de la Deutsche Welle. La position de la Deutsche Welle ne tient pas. Comment la Deutsche Welle peut dire que les suspicions contre ses deux collaborateurs sont infondées et les licencier dans le même temps ? De plus, le travail des deux journalistes a toujours fait l'objet d'une supervision éditoriale. N'est-ce donc pas la rédaction en chef qui porte la responsabilité ? Je ne comprends pas non plus l'analyse de la banque. Les articles en question étaient en fait des commentaires. Il s'agit d'un genre, avec toutes ses spécificités. Cela a été complètement oublié. Ivan et Emi m'ont confiée que les déclarations de la Deutsche Welle concernant le fait qu'ils auraient violé les standards d'écriture sont fausses. J'ai travaillé avec Ivan Bedrov à bTV et c'est un professionnel exceptionnel. Pour moi, cette atitude à l'égard des deux journalistes lève une vraie inquiétude et envoie un signal très négatif.
Comment voyez-vous la situation politique évoluer, est-ce que vous vous attendez à une nouvelle escalade de tension ?
Je n'ai aucune idée quant à l'évolution de la situation, mais nous, les journalistes, devons d'abord mettre les choses au clair avec nous mêmes. Tant que nous travaillerons avec profesionnalisme et dans l'intérêt du public, nous serons dans la meillieure des positions.
Crédit photo : bTV