Liberté de la presse à la dérive en Roumanie qui s’apprête à prendre les rênes de l’UE

A quelques jours de l’accession de la Roumanie à la présidence tournante de l’Union européenne (UE), Reporters sans frontières (RSF) s’inquiète du net recul de la liberté de la presse dans le pays, et invite les autorités roumaines à lutter contre la désinformation et à encourager un journalisme de qualité.

Politisation excessive de la presse, mécanismes de financement corrompus, asservissement de l'agenda éditorial aux intérêts des propriétaires de médias, fausses informations… La transformation de la presse en un instrument de propagande politique a été plus visible que jamais ces dernières années en Roumanie, notamment pendant les échéances électorales qui se sont multipliées du fait de l’instabilité politique. La crise a mené à la fermeture de plusieurs médias tandis que les oligarques ont pris le contrôle des autres.

Même si elle figure dans les principes fondamentaux de la Constitution roumaine, jour après jour, la liberté de la presse ne cesse de se détériorer dans ce pays qui occupe la 44e place au Classement de la liberté de la presse de RSF.

“Douze ans après son entrée dans l’UE, alors que la Roumanie s’apprête à présider les institutions européennes, RSF appelle les autorités roumaines à faire preuve de responsabilité pour éviter une nouvelle dégradation de la liberté de la presse dans leur pays, déclare Pauline Adès-Mével, responsable de la zone Union européenne et Balkans de RSF. Bucarest doit tout mettre en oeuvre pour garantir l’indépendance éditoriale des médias, empêcher que les journalistes soient instrumentalisés par les oligarques et leurs intérêts, et lutter contre la désinformation pour permettre aux Roumains d’accéder à une information fiable, nécessaire au bon fonctionnement de toute démocratie.”

Une concentration nuisible à l’indépendance éditoriale

La propriété des médias est le principal problème des organes de presse roumains dont l’indépendance éditoriale est plus que jamais menacée. Certains patrons de presse font l’objet de poursuites judiciaires, d’autres sont en prison, et la plupart entretiennent des “amitiés” politiques pour servir leurs intérêts. Dans ce contexte, la politique éditoriale de ces médias ignore souvent l’intérêt public et l’autocensure est une règle de survie.

Ces dernières années, ces propriétaires ont instrumentalisé leurs médias pour organiser des campagnes systématiques de désinformation visant à favoriser l’affaiblissement du système judiciaire roumain. Les chaînes privées proches du pouvoir Romania TV ou Antena 3, ont ainsi manqué au respect des règles déontologiques de base et diffusé de fausses informations dans leur couverture des manifestations de 2017 et 2018, laissant par exemple entendre que le financier américain d'origine hongroise George Soros était l’instigateur des mouvements de protestation et avait tenté d’influencer le résultat des élections législatives de 2016. Romania TV est aussi à l’origine d’une campagne de diffamation contre le parquet national anticorruption (DNA) et sa procureure en chef, fer de lance de la campagne qui a secoué la classe politique pendant de longs mois.

Des patrons de chaînes condamnés pour corruption

L’orientation éditoriale de ces médias s’explique souvent par le fait que leurs propriétaires ont accumulé les condamnations pour corruption. Ainsi, Dan Voiculescu, l’une des premières fortunes roumaines, illustre parfaitement le mélange des genres qui fait florès en Roumanie. Ancien homme politique, il est propriétaire d’un grand groupe de médias dont fait partie Antena 1, l’une des chaînes les plus suivies de Roumanie. Il a été inculpé et condamné pour corruption et chantage en 2016.

Quand ils ne sont pas derrière les barreaux, certains patrons de presse sont carrément en fuite. C’est le cas du sulfureux homme d’affaires Sebastian Ghita, poursuivi dans plusieurs affaires de corruption et qui a obtenu l’asile politique en Serbie. Auparavant, afin de bien cibler ses adversaires politiques, il avait pris soin d’investir dans les médias et notamment dans la première chaîne d’info en continu Realitatea TV, avant de créer en 2013, son propre canal, Romania TV.

Adrian Sarbu, propriétaire du groupe Mediafax, Alexander Adamescu, patron du journal Romania Libera, Dan Andronic, rédacteur en chef du journal Evenimentul Zilei et de nombreux autres magnats de la presse ont également été accusés de corruption ces dernières années. Très récemment,  Doina Gradea, la directrice de  la télévision publique roumaine TVR a été accusée d'ingérence dans le comité d'éthique de la chaîne et de censure après avoir mis fin brutalement à l’une des émissions phare de la chaîne.

Des réformes législatives qui entravent l’indépendance

Les pressions viennent aussi du cadre législatif. La coalition PSD-ALDE au pouvoir qui avait remplacé les dirigeants de la radio et télévision publiques roumaine dans le but d’asseoir son contrôle, a également, en 2017, assujetti l’agence de presse nationale AGERPRES en modifiant une loi qui lui permet désormais de démettre sa direction, sans aucun motif.

Parmi les autres réformes inquiétantes mettant en péril la survie et l’indépendance des médias publics, la suppression d’une centaine de taxes dont la redevance audiovisuelle, première source de revenus pour la télévision et la radio, lourdement endettées.

De son côté, le Conseil national de l’Audiovisuel (CNA), qui est chargé de garantir “aux télévisions et radios un respect total de la liberté de la presse” a été sévèrement critiqué pour sa “politisation” et son incompétence ces dernières années. Sans parler des conflits d’intérêts, les membres du CNA -nommés par les partis politiques- exprimant publiquement leurs opinions politiques dans les journaux, ou sur les plateaux de télévision. Le président du CNA et une ancienne membre du conseil sont d’ailleurs actuellement jugés pour corruption.

Violences policières répétées pendant les manifestations

Autre signe de la mauvaise santé de la liberté de la presse dans le pays : le traitement réservé aux journalistes roumains ou étrangers pendant les manifestations.  Alors que des milliers de citoyens sont descendus dans la rue au mois d’août dernier pour demander la démission du gouvernement, une quinzaine de reporters ont été physiquement et verbalement agressés à Bucarest par les forces de l’ordre, conduisant le président Klaus Iohannis, à fustiger "l'intervention brutale et disproportionnée" des forces de l'ordre et à demander au Parquet l'ouverture d’une enquête.

Mise en cause pour avoir établi une “liste noire” de journalistes soupçonnés d’inciter la population à la révolte, la ministre de l’Intérieur, Carmen Dan, a pourtant assuré que les gendarmes avaient agi en “respectant la loi pour défendre les institutions de l’Etat”.

Les sites d’investigation, désormais seule source d’information

Dans ce contexte, les journalistes d’investigation ne sont pas épargnés. Pour pallier des médias de mauvaise qualité et pouvoir enquêter sur la corruption omniprésente, plusieurs d’entre eux ont lancé des projets qui, en révélant des scandales, ont permis de bousculer le paysage médiatique roumain. Parmi eux RISE Project, Casa Jurnalistului,  PressOne,Factual,  G4Media,  Sa fie Lumina ou encore Recorder.ro

L’Etat n’a pas tardé à réagir à la publication de ces enquêtes dérangeantes : Hotnews et RISE Project qui avaient publié des articles sur de hauts responsables, dont Liviu Dragnea le chef de file du PSD, ont reçu la visite de l'Agence nationale de l'administration fiscale (ANAF) tandis que RISE Project, le site d’investigation roumain -a été sommé de révéler ses sources sous peine d’une amende pouvant atteindre 20 millions d’euros.

Au cours des dernières années, les autorités roumaines ont aussi essayé de limiter l'accès des journalistes à l'information publique. La mairie de Bucarest et d'autres institutions telles que le Ministère de la santé ou de la défense ont privilégié des méthodes antidémocratiques pour tenir les journalistes à l'écart d'informations à caractère public. L'adoption du nouveau règlement général de l'Union européenne sur la protection des données (RGPD) a également conduit à des dérives, l’Etat invoquant la directive de l'UE pour ne pas partager des informations avec des journalistes.

La victoire d’une journaliste d’investigation contre une institution a cependant marqué une étape. Emilia Sercan, de PressOne, a remporté le procès qui l’opposait au ministère de la Défense après que celui-ci lui eut refusé l'accès à des informations d'intérêt public en invoquant le règlement européen sur la protection des données à caractère personnel (RGPD).

Dans ce contexte, les journalistes d’investigation et les plateformes indépendantes apparaissent désormais comme une des minces sources d’espoir capables de  relever le journalisme dans le pays.

Publié le
Mise à jour le 29.12.2018