Lettre ouverte de Reporters sans frontières aux candidats à l'élection présidentielle : le futur chef de l'Etat devra rompre avec la culture de l'impunité
Depuis la chute de Jean-Bertrand Aristide, la presse haïtienne reste exposée à un lourd climat d'insécurité. Deux journalistes ont été tués en 2005 et les assassins de Jean Dominique et de Brignol Lindor n'ont jamais été jugés. Alors que vient de débuter la campagne pour les élections générales des 20 novembre 2005 et 3 janvier 2006, et à l'issue d'une mission conduite sur place, Reporters sans frontières interpelle les candidats à la présidence, pour que la prochaine mandature soit celle de la rupture avec l'impunité.
Charles H.J Marie Baker, Marc Louis Bazin, Casimir Bélizaire, Joël Borgella, Philippe Jean-Hénold Buteau, Claude Bonivert, Paul Denis, Hubert Deronceray, Marc Antoine Destin, Joseph Rigaud Duplan, Edouard Francisque, Reynold Georges, Serge Gilles, Gérard Gourgue, Jean Chavannes Jeune, René Julien, Emmanuel Justima, Leslie Manigat, Luc Mesadieu, Samir Georges Mourra, Evans Nicolas, Evans Paul, Frantz Perpignan, Guy Philippe, René Préval, Himmler Rébu, Franck François Romain, Charles Poisset Romain, Judie Roy, Yves Maret Saint-Louis, Jean Jacques Sylvain, Dany Toussaint. Madame, Messieurs, La campagne pour les scrutins présidentiel et législatif des 20 novembre et 3 janvier prochains vient de débuter officiellement. Vous vous êtes portés candidats à la fonction de président de la République d'Haïti. Votre candidature, vous le savez, implique une prise d'engagement. Il n'appartiendra pas seulement au futur président d'être le gardien de la Constitution et le garant de l'équilibre institutionnel. En tant que dépositaire du suffrage du peuple haïtien, il portera la responsabilité d'affermir une véritable culture démocratique en Haïti, dont la liberté de la presse constitue l'un des piliers. La situation des journalistes et des médias est un important révélateur de la santé démocratique d'un pays. Reporters sans frontières, association dédiée à la défense de la liberté de la presse dans le monde, l'a une nouvelle fois vérifié lors d'une mission effectuée en Haïti du 22 au 28 septembre. De cette mission - émaillée de rencontres avec des journalistes, des directeurs de médias mais aussi des avocats, des magistrats, des policiers, des membres d'organisations de défense des droits de l'homme, ainsi qu'avec la ministre de la Culture et de la Communication alors en fonction, Magali Comeau Denis -, il ressort que l'année 2005 laisse un bilan mitigé. Cet état des lieux nous incite à la plus grande vigilance. Nous espérons qu'elle sera partagée et traduite en actes par celle ou celui qui entrera au Palais national le 7 février 2006. Au cours de ses deux dernières missions en Haïti, en juin 2004 et en septembre 2005, Reporters sans frontières a pu constater une amélioration de la situation de la liberté de la presse depuis la chute du gouvernement de Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2004. Les journalistes rencontrés estiment travailler plus sereinement, disposer d'une plus grande liberté éditoriale et ne pas craindre de représailles du pouvoir d'Etat. Néanmoins, ces avancées ne sauraient occulter un contexte d'insécurité toujours alarmant, auquel la presse reste particulièrement exposée. L'année 2005 s'est inaugurée tragiquement avec le décès de Laraque Robenson, de la radio Tele Contact à Petit-Goâve. Blessé de deux balles, au cou et à la tête, le 20 mars, lors d'une fusillade entre des soldats de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) et d'anciens militaires, le jeune journaliste, âgé de 25 ans, a succombé à ses blessures, le 4 avril, dans un hôpital cubain. Les résultats de l'enquête interne de la MINUSTAH, à qui ont été attribués les coups de feu mortels, n'ont jamais été rendus publics. Cet épisode est venu illustrer les difficultés ponctuelles de coopération entre la force d'interposition internationale et le gouvernement provisoire. De la relation entre la MINUSTAH et le futur gouvernement sorti des urnes dépendra la restauration de l'Etat de droit. Car à ce jour, la MINUSTAH et les autorités policières et judiciaires d'Haïti ne sont toujours pas parvenues à démanteler l'arsenal de quelque 200 000 armes illégales qui circulent à travers le territoire haïtien. Elles n'ont pas davantage réussi à neutraliser la centaine de gangs qui sévissent en toute impunité et ont fait, depuis un an, du kidnapping leur spécialité. Selon la MINUSTAH, six millions de dollars ont été versés pour des rançons au cours des six derniers mois. Dans ce climat de terreur, la presse haïtienne a, là encore, payé un lourd tribut. Le 16 juin, Nancy Roc, présentatrice du magazine « Métropolis » à Radio Métropole, a dû quitter précipitamment Haïti après avoir reçu des menaces d'enlèvement par téléphone pendant près d'une semaine. La journaliste, qui enquêtait sur des affaires de trafic d'armes et de drogue, a été obligée de fuir lorsqu'un appel anonyme lui a signifié que son rapt n'était plus qu'une « question d'heures ». Le 11 juin, Richard Widmaier, directeur de Radio Métropole, a échappé de peu à une tentative de kidnapping à Port-au-Prince. Chroniqueur littéraire et chef du service culturel du quotidien Le Matin, Jacques Roche n'a pas eu cette chance. Enlevé le 10 juillet à Port-au-Prince, le journaliste a été retrouvé assassiné quatre jours plus tard après avoir été torturé avec une extrême cruauté. Il a été établi, au cours de l'enquête, que les ravisseurs avaient d'abord exigé des proches de la victime la somme de 250 000 dollars en échange de sa libération. Il a été également établi que, dans l'après-midi du 11 juillet, la famille de Jacques Roche et la rédaction du quotidien Le Matin avaient versé la somme de 10 000 dollars aux ravisseurs qui, après avoir exigé les 240 000 dollars restants, ont revu la rançon à la baisse et ont exigé, le 13 juillet, 50 000 dollars. Dans l'intervalle, les kidnappeurs ont pris connaissance de l'identité de leur victime, connue notamment pour avoir animé un programme du groupe dit « des 184 » - mouvement d'opposition sous la présidence de Jean-Bertrand Aristide -, diffusé sur la chaîne Télé Haïti et à la télévision nationale. Un journaliste du Matin chargé de négocier avec les ravisseurs s'est entendu dire : « Vous avez fait kidnapper le président Aristide, du coup vous nous avez appris le kidnapping. » A l'origine crapuleux, le rapt de Jacques Roche est devenu une affaire politique. Tous les auteurs présumés de l'enlèvement appartiennent au gang dit de l' « armée RAT », opérant dans le quartier Bel-Air de Port-au-Prince. Trois d'entre eux ont été arrêtés par la MINUSTAH et la police nationale d'Haïti (PNH) : Roger Etienne alias « Ti Edgard » le 16 juillet, Flaubert Forestal et Jules Mentor, le 22 juillet. Leurs auditions ont révélé que les nommés ou dénommés Alamaskay, « Ti Réginald », Peter Dan Sere (abattu au mois de septembre lors d'une opération de la MINUSTAH), Johnny Céron, Dérosiers Becker alias « Tiyabout » et Nicolas Augudson alias « Général Toutou », chef de l' « armée RAT », ont participé à la séquestration et au meurtre de Jacques Roche. Reporters sans frontières se félicite de la progression rapide de l'enquête mais attend que les suspects encore en liberté soient retrouvés et interpellés dans les plus brefs délais. Leur arrestation porterait un coup sévère à l'emprise de l'« armée RAT » sur le quartier Bel-Air, où la presse haïtienne se plaint toujours de ne pas pouvoir pénétrer. Notre organisation espère également que la procédure permettra d'aboutir à un procès en bonne et due forme. Car là se situe l'un des enjeux majeurs de la prochaine mandature : le futur chef de l'Etat et, avec lui, le gouvernement sorti des urnes, devront rompre avec la culture de l'impunité qui hypothèque l'avenir démocratique d'Haïti. Reporters sans frontières continuera de militer en faveur de la manifestation de la vérité dans deux dossiers malheureusement emblématiques de cette impunité persistante et des graves dysfonctionnements de la justice qui la favorisent : ceux de Jean Dominique et de Brignol Lindor. Plus de cinq ans ont passé depuis le double assassinat à Port-au-Prince, le 3 avril 2000, de Jean Dominique, directeur et analyste politique de la radio Haïti Inter, et du gardien de la station Jean-Claude Louissaint. L'enquête, conclue le 21 mars 2003, avait abouti à l'inculpation et à l'incarcération de six individus membres de groupes armés connus sous le nom de « chimères » : Dymsley Milien dit « Ti Lou », Jeudi Jean-Daniel dit « Guimy », Philippe Markington, Ralph Léger, Freud Junior Demarattes et Ralph Joseph. Les trois derniers ont été relaxés en appel le 4 août 2003. Nous avons été consternés d'apprendre qu'en février 2005, les trois inculpés « Ti Lou », « Guimy » et Philippe Markington, ont profité d'une mutinerie pour s'évader de prison. En septembre 2005, lors de la dernière visite de Reporters sans frontières en Haïti, plusieurs sources proches du dossier Jean Dominique ont confié à notre organisation que « Ti Lou » et « Guimy » se trouvaient aujourd'hui dans la localité de Martissant, près de Port-au-Prince, où ils sont devenus chefs de gang. Comment expliquer que ces hommes n'aient toujours pas été repris et reconduits en prison, alors qu'ils ont été localisés ? En juin 2004, la délégation de Reporters sans frontières présente en Haïti avait par ailleurs obtenu l'assurance du président de la République par intérim, M. Boniface Alexandre, du Premier ministre, M. Gérard Latortue, et du ministre de la Justice, M. Bernard Gousse, que la procédure serait relancée. Le 29 juin 2004, la Cour de cassation a rendu un arrêt ordonnant l'ouverture d'une nouvelle enquête et la désignation d'un nouveau juge. Or, il aura fallu près d'un an pour qu'un juge d'instruction soit effectivement désigné... et dans quelles conditions ! Est-il normal qu'un ministre de la Justice annonce publiquement, le 3 avril 2005 - soit cinq ans jour pour jour après l'assassinat de Jean Dominique - qu'un juge a été saisi de l'affaire alors que ce dernier n'a même pas pu consulter une seule pièce du dossier ? Est-il normal que les courriers adressés à deux reprises par ce même juge à son ministre de tutelle pour demander les moyens nécessaires à l'enquête soient restés sans réponse ? Est-il normal enfin que la promesse de moyens (véhicule, chauffeur, agents de sécurité) faite au juge par le successeur de M. Gousse, M. Henri Dorléans, soit à ce jour restée lettre morte ? Autant de zones d'ombre qui viennent s'ajouter à celles, trop nombreuses, qui entachent le dossier depuis le début. Le 14 mars 2004, Harold Sévère, ancien adjoint au maire de Port-au-Prince et Ostide Pétion, alias « Douze », ont été arrêtés pour leur implication présumée dans l'assassinat de Jean Dominique. Interpellée pour une autre affaire le 10 mai 2004 à Port-au-Prince, Annette Auguste alias « Só Anne », chargée sous la présidence de Jean-Bertrand Aristide de la coordination des « organisations populaires », a été également mise en cause. Aucune de ces personnes n'a pourtant été soumise au moindre interrogatoire. De même, les déclarations du tueur présumé « Ti Lou », qui avait confié avoir reçu la somme de 10 000 dollars pour exécuter Jean Dominique, n'ont jamais fait l'objet de vérifications. Enfin, la mort suspecte de deux témoins n'a jamais été éclaircie. Le cas Brignol Lindor est l'autre grand dossier en souffrance qui met en jeu la crédibilité des institutions politiques et judiciaires d'Haïti. Près de quatre ans après l'assassinat, à coups de pierres et de machette, du jeune journaliste de Radio Echo 2000, le 3 décembre 2001 à Petit-Goâve, faut-il se résigner à l'impasse judiciaire ? Le 21 avril 2003, la Cour de cassation avait été saisie par la famille Lindor d'une demande de constitution de partie civile que la cour d'appel lui avait refusée. Depuis plus de deux ans, la plus haute autorité judiciaire d'Haïti n'a toujours pas rendu son arrêt sur ce point de droit, alors qu'elle disposait normalement d'un délai de deux mois pour le faire. Là encore, Reporters sans frontières était intervenue par deux fois, en juin et en novembre 2004, pour demander la reprise de la procédure. Ce retard ajoute au sentiment de révolte et d'incompréhension qu'inspirait déjà une enquête bâclée, conclue en septembre 2002. Tout semble avoir été fait pour occulter le caractère prémédité et planifié de l'assassinat de Brignol Lindor. Reporters sans frontières se permet de rappeler ici les faits suivants, à l'appui d'un rapport de la Commission citoyenne pour l'application de la justice (CCAJ) transmis au ministre de la Justice en juillet 2004. Le 29 novembre 2001, soit quatre jours avant l'exécution du journaliste, une conférence de presse s'est tenue à Petit-Goâve, à l'initiative de plusieurs personnalités liées au parti Fanmi Lavalas de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide, dont le maire de Petit-Goâve Emmanuel Antoine et son adjoint Bony Dumay. Ce dernier s'était alors lancé dans un violent réquisitoire contre les opposants de la Convergence démocratique et contre Brignol Lindor, considéré comme un allié de ce groupe politique. Une autre réunion a eu lieu le 2 décembre, veille de l'assassinat, entre des représentants de l'équipe municipale et des membres du groupe armé « Domi nan bwa », lié au parti Fanmi Lavalas. Le 3 décembre au matin, Joseph Céus Duverger, l'un des chefs de « Domi nan bwa », a été attaqué par des partisans présumés de la Convergence démocratique. Cet épisode a servi de prétexte à une action de représailles ciblées contre Brignol Lindor. Pour preuve, une dizaine de membres de « Domi nan bwa » qui s'apprêtaient à exécuter à son domicile Love Augustin, un membre de la Convergence démocratique, l'ont finalement relâché pour s'en prendre à Brignol Lindor, arrivé sur les lieux. Malgré ces éléments, l'ordonnance du juge Fritner Duclair, rendue le 16 septembre 2002, a exclu de toute poursuite les commanditaires présumés de l'assassinat de Brignol Lindor. Les représentants de la municipalité de Petit-Goâve n'ont jamais été inquiétés. Dix membres du groupe « Domi nan bwa » ayant participé au meurtre ont été inculpés, mais selon l'avocat de la famille Lindor, aucun d'entre eux n'a été incarcéré. Un seul des tueurs présumés, Joubert Saint-Just, a été appréhendé et livré à la police par des habitants de Miragoâne mais pour un autre motif... le 30 mars 2005. Quant aux démarches initiées par le conseil de la famille Lindor, la CCAJ et le Comité de solidarité et de justice pour Brignol Lindor (COSOJUBRIL), elles n'ont jamais trouvé d'écho auprès du gouvernement provisoire, ni auprès du président de la République, lui-même ancien président de la Cour de cassation. Les différentes affaires qui mobilisent Reporters sans frontières n'ont pas seulement endeuillé la presse haïtienne. Elles ont aussi traumatisé une population et ému la communauté internationale. A son niveau, Reporters sans frontières souhaite soutenir l'effort de démocratisation en Haïti auquel devront répondre les vainqueurs des prochaines élections et au premier chef, le futur président de la République. Pour cela, notre organisation demande que vous vous engagiez à ce que : - les auteurs, co-auteurs et complices de l'assassinat de Jacques Roche soit jugé dans les meilleurs délais, - la Cour de cassation statue au plus vite sur le dossier Brignol Lindor et que soit nommé un nouveau magistrat instructeur, - la police nationale d'Haïti arrête les assassins présumés de Jean Dominique actuellement en liberté au su et au vu de tout le monde, - de réels moyens d'investigation soient fournis au magistrat instructeur dans cette même affaire, - une coopération accrue soit mise en œuvre entre institutions judiciaires et policières dans le traitement des affaires de presse, - les associations de défense des droits de l'homme, dont la CCAJ et le COSOJUBRIL, soient associées à toute commission d'enquête ou mission parlementaire destinée à faire la lumière sur l'activité des groupes armés encore actifs. Que le futur gouvernement fasse d'elles de véritables partenaires dans la restauration de l'Etat de droit, - les pouvoirs de l'Etat issus des prochaines élections s'engagent réellement à renforcer le système judiciaire haïtien, particulièrement le système pénal, et que cesse l'impunité en Haïti. En espérant que vous prendrez ces engagements devant le peuple haïtien et que vous les tiendrez si vous êtes élu, veuillez agréer, Madame, Messieurs les candidats, l'expression de nos salutations respectueuses. Reporters sans frontières