Lettre ouverte de Reporters sans frontières au président de la république du Yémen
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Reporters sans frontières a adressé une lettre président de la République du Yémen, ‘Abd Rabbo Mansour Hadi, au sujet d'un projet de loi concernant l'audiovisuel privé et les médias électroniques qui sera prochainement discuté au parlement. L'organisation juge dangereuse pour la liberté de la presse de nombreuses dispositions prévues par ce projet de loi, qui avait déjà suscité une forte opposition lorsqu'il avait été présenté pour la première fois par l'ancien ministre de l'Information, Hassan Al-Lawzi, en 2010.
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Monsieur ‘Abd Rabbo Mansour Hadi
Président de la République du Yémen
Sanaa
Paris, le 21 mai 2012 Monsieur le Président, Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté d’informer, souhaite vous faire part, par la présente, de ses préoccupations relatives au contenu du projet de loi sur l’audiovisuel privé et les médias électroniques, qui devrait être discuté prochainement . En effet, de nombreux articles dans ce projet de loi vont à l’encontre des principes constitutionnels du Yémen, et des engagements internationaux signés et ratifiés par votre pays. Reporters sans frontières encourage la campagne de la Freedom Foundation dont le but est d’empêcher l’adoption du projet dans la précipitation, afin de permettre à la société civile de formuler également ses recommandations. Sans revenir sur l’ensemble des dispositions prévues dans ce projet de loi, Reporters sans frontières tient à souligner certaines de ses faiblesses. Un projet de loi pour les médias privés seulement, qui n’abroge pas les dispositions antérieures Ce projet de loi ne concerne que les médias privés, et ne fait à aucun moment référence aux médias publics, en en faisant une catégorie à part. A noter que les médias audiovisuels publics ne sont actuellement soumis à aucune loi. Certes le système de réglementation doit tenir compte des différences entre l’audiovisuel public et l’audiovisuel privé, mais il doit y avoir des éléments communs. Le paragraphe 41 de l'observation générale n°34 du Comité des droits de l'homme de l’Onu, comité d'experts sur l'application du Pacte international sur les droits civils et politiques, dispose qu’"il faut veiller à garantir que le subventionnement public aux organes d'informations et les insertions d'annonces publicitaires par le gouvernement ne soient pas utilisés à l'effet d'entraver la liberté d'expression. De plus, les médias privés ne doivent pas être placés en situation de désavantage par rapport aux médias publics pour des aspects tels que l'accès aux moyens de diffusion et de distribution et l'accès aux informations". Dans le cadre de ce projet de loi, la différence de traitement entre les secteurs public et privé est injustifiée. Elle risque en effet d’aboutir à une situation discriminatoire. Par ailleurs, ce projet de loi ne revient pas sur les dispositions du code de la presse et des publications actuellement en vigueur. En effet, dans son article 5, le projet de loi précise que les employés des médias privés y restent soumis. Référence explicite également à l’article 71. Or, il est crucial que les lois qui régissent actuellement la presse soient revues dans leur ensemble. Reporters sans frontières est préoccupée par le fait que ce projet de loi laisse la possibilité pour le juge de pouvoir appliquer le code pénal en cas de délit de presse (article 71). Un manque d’indépendance flagrant de l’organe chargé d’examiner les demandes de licences des médias audiovisuels privés Une commission organisant le secteur de l’audiovisuel privé devrait être instaurée. Or cette commission, de par sa composition (article 19 alinéa 1) et ses attributions, n’est nullement indépendante du pouvoir politique. En effet, son président n’est autre que le vice-ministre de l’Information pour les médias audiovisuels. Seuls quatre membres sont issus des rangs de la société civile et du monde des médias. Cette commission travaille ‘sous le contrôle du ministre de l’Information’ à qui elle rend des comptes (alinéa 2). Elle a pour fonction de définir le cadre général des politiques liées aux médias (article 20, alinéa 1), et notamment d’attribuer les fréquences et autorisations. Elle formule des recommandations au ministre de l’Information, que ce soit pour l’octroi, le renouvellement, le retrait, ou l’annulation de ces licences. Elle dispose de trois mois pour rendre son avis au ministre (article 32). Ce dernier émet également ses propres recommandations au Conseil des ministres (délai de 30 jours, article 35), qui prend alors la décision (article 36). Le refus est motivé (article 37). Du fait du manque d’indépendance de l’organe mis en place pour examiner les demandes de licences, les critères d'octroi de ces dernières ne sont ni transparents ni objectifs, et sont par conséquent discriminatoires. Par ailleurs, le recours contre un refus doit être effectué in fine par une autorité judiciaire indépendante, alors que ce projet de loi prévoit que le média dispose de trente jours pour demander au ministre de l’Information de revenir sur toute décision négative quant à l’octroi d’une licence. Par conséquent aucun recours juridictionnel n’est prévu dans ce projet de loi. Le montant des licences, mentionné à l’article 53, est particulièrement important: 30 200 000 riyals yéménites (environ 110 000 euros) pour 10 ans. Or le Comité des droits de l'homme a précisé récemment que les États doivent éviter d'imposer aux médias audiovisuels des "conditions d'octroi de licence trop rigoureuses et des droits de licence excessifs". Un dispositif de contrôle et de sanctions non indépendant L’article 17 stipule que les officiers de justice, en charge de contrôler l’application de cette loi, sont désignés par le ministère de la Justice, en accord avec le ministre de l’Information. Disposition contraire au principe fondamental de l’indépendance de la justice. Contrôle réaffirmé à l’article 61. Le chapitre XII détaille les sanctions en cas d’infraction à la loi. Le pouvoir exécutif a la possibilité de suspendre pour une durée limitée la diffusion d’un média audiovisuel privé (article 67). Des amendes sont également prévues, mais le montant n’est pas stipulé dans l’actuel projet de loi. L’article 68 prévoit même la confiscation du matériel de diffusion si les dispositions des articles 9 et 26 ne sont pas respectées. En cas de récidive, la licence peut être suspendue voire annulée (article 69). Dans aucun article, le projet de loi ne fait référence à une autorité judiciaire indépendante, chargée de contrôler l’application de la loi et de définir les sanctions infligées en cas de violation. En outre, certaines dispositions de ce projet de loi sont par ailleurs surprenantes, et pourraient avoir des conséquences négatives une fois appliquées. Il est notamment demandé aux médias audiovisuels privés de conserver leurs enregistrements audio (pour les radio) et vidéo (pour les télévisions) trois mois après la diffusion du programme (article 12). Exigence à nouveau présente à l’article 63. Il se peut que cette demande s’inscrive dans un projet plus vaste de conservation des données diffusées. Toutefois, au regard du contexte, on peut douter du souci d'archivage et craindre une volonté de contrôle et de surveillance des médias privés par le ministre de l’Information. Un projet de loi aux termes imprécis qui laisse la place à beaucoup d’arbitraire Si dans son article 3, le projet de loi mentionne que ce texte a pour but de garantir le respect de la liberté d’expression, certaines des obligations qui y figurent viennent la limiter. Ainsi l’article 4 rappelle que la liberté d’expression doit respecter, entre autre, les “intérêts supérieurs du pays”, sans apporter de définition à ces termes vagues. Il en est de même de la formulation de l’article 4, alinéa 9 qui vise à interdire la “diffusion de toute forme d’incitation à la violence, au terrorisme, à la haine, au tribalisme, régionalisme, confessionnalisme, sectarisme et racisme”. Par ailleurs l’alinéa 11 insiste sur le fait que l’exercice de la liberté d’expression ne doit en rien “influencer de manière négative la paix économique, l’unité nationale et la moralité publique”. Sont également interdites les atteintes aux religions (alinéa 12), à la personne du Président de la République (alinéa 13) et la “divulgation de secrets d’État” (alinéa 14). Limitations que l’on retrouve en partie énoncées à l’article 9, ou à l’article 47. De telles limitations, formulées de manière aussi vague et allusive, laissent la place à une grande part d’arbitraire. Elles constituent par conséquences un véritable danger pour la liberté d’expression et de l’information au Yémen. Les médias électroniques quasiment absents du projet de loi Les médias électroniques, initialement inclus dans l’intitulé de ce projet de loi, ne sont mentionnés qu’à la section 11. Un seul article, article 66, est consacré à ce thème. Le manque de précision apporté est révélateur également de l’absence de cohérence de ce projet de loi, qui fait appliquer de manière identique des dispositions relatives aux médias audiovisuels privés et aux médias électroniques. Pour l’ensemble des raisons énoncées ci-dessus, Reporters sans frontières vous demande de réviser en profondeur ce projet de loi, en concertation avec les professionnels de l’information et les organisations de la société civile. Comme mentionné dans la lettre que notre organisation vous a adressée le 1er mars 2012 suite à votre prise de fonction, il est important que l’ensemble des lois qui régissent le domaine de médias soient réexaminées, afin que les principes de liberté d’expression, d’information et de presse soient réellement garantis et protégés. Reporters sans frontières est disposée à en discuter avec vous au cours d’un prochain déplacement de l’organisation au Yémen. Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à nos remarques et observations, afin de faire de la liberté d’informer une réalité au Yémen, tournant ainsi la page des années noires de la répression. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération. Olivier Basille
Secrétaire général de Reporters sans frontières
(Crédits photo : AFP)
Président de la République du Yémen
Sanaa
Paris, le 21 mai 2012 Monsieur le Président, Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté d’informer, souhaite vous faire part, par la présente, de ses préoccupations relatives au contenu du projet de loi sur l’audiovisuel privé et les médias électroniques, qui devrait être discuté prochainement . En effet, de nombreux articles dans ce projet de loi vont à l’encontre des principes constitutionnels du Yémen, et des engagements internationaux signés et ratifiés par votre pays. Reporters sans frontières encourage la campagne de la Freedom Foundation dont le but est d’empêcher l’adoption du projet dans la précipitation, afin de permettre à la société civile de formuler également ses recommandations. Sans revenir sur l’ensemble des dispositions prévues dans ce projet de loi, Reporters sans frontières tient à souligner certaines de ses faiblesses. Un projet de loi pour les médias privés seulement, qui n’abroge pas les dispositions antérieures Ce projet de loi ne concerne que les médias privés, et ne fait à aucun moment référence aux médias publics, en en faisant une catégorie à part. A noter que les médias audiovisuels publics ne sont actuellement soumis à aucune loi. Certes le système de réglementation doit tenir compte des différences entre l’audiovisuel public et l’audiovisuel privé, mais il doit y avoir des éléments communs. Le paragraphe 41 de l'observation générale n°34 du Comité des droits de l'homme de l’Onu, comité d'experts sur l'application du Pacte international sur les droits civils et politiques, dispose qu’"il faut veiller à garantir que le subventionnement public aux organes d'informations et les insertions d'annonces publicitaires par le gouvernement ne soient pas utilisés à l'effet d'entraver la liberté d'expression. De plus, les médias privés ne doivent pas être placés en situation de désavantage par rapport aux médias publics pour des aspects tels que l'accès aux moyens de diffusion et de distribution et l'accès aux informations". Dans le cadre de ce projet de loi, la différence de traitement entre les secteurs public et privé est injustifiée. Elle risque en effet d’aboutir à une situation discriminatoire. Par ailleurs, ce projet de loi ne revient pas sur les dispositions du code de la presse et des publications actuellement en vigueur. En effet, dans son article 5, le projet de loi précise que les employés des médias privés y restent soumis. Référence explicite également à l’article 71. Or, il est crucial que les lois qui régissent actuellement la presse soient revues dans leur ensemble. Reporters sans frontières est préoccupée par le fait que ce projet de loi laisse la possibilité pour le juge de pouvoir appliquer le code pénal en cas de délit de presse (article 71). Un manque d’indépendance flagrant de l’organe chargé d’examiner les demandes de licences des médias audiovisuels privés Une commission organisant le secteur de l’audiovisuel privé devrait être instaurée. Or cette commission, de par sa composition (article 19 alinéa 1) et ses attributions, n’est nullement indépendante du pouvoir politique. En effet, son président n’est autre que le vice-ministre de l’Information pour les médias audiovisuels. Seuls quatre membres sont issus des rangs de la société civile et du monde des médias. Cette commission travaille ‘sous le contrôle du ministre de l’Information’ à qui elle rend des comptes (alinéa 2). Elle a pour fonction de définir le cadre général des politiques liées aux médias (article 20, alinéa 1), et notamment d’attribuer les fréquences et autorisations. Elle formule des recommandations au ministre de l’Information, que ce soit pour l’octroi, le renouvellement, le retrait, ou l’annulation de ces licences. Elle dispose de trois mois pour rendre son avis au ministre (article 32). Ce dernier émet également ses propres recommandations au Conseil des ministres (délai de 30 jours, article 35), qui prend alors la décision (article 36). Le refus est motivé (article 37). Du fait du manque d’indépendance de l’organe mis en place pour examiner les demandes de licences, les critères d'octroi de ces dernières ne sont ni transparents ni objectifs, et sont par conséquent discriminatoires. Par ailleurs, le recours contre un refus doit être effectué in fine par une autorité judiciaire indépendante, alors que ce projet de loi prévoit que le média dispose de trente jours pour demander au ministre de l’Information de revenir sur toute décision négative quant à l’octroi d’une licence. Par conséquent aucun recours juridictionnel n’est prévu dans ce projet de loi. Le montant des licences, mentionné à l’article 53, est particulièrement important: 30 200 000 riyals yéménites (environ 110 000 euros) pour 10 ans. Or le Comité des droits de l'homme a précisé récemment que les États doivent éviter d'imposer aux médias audiovisuels des "conditions d'octroi de licence trop rigoureuses et des droits de licence excessifs". Un dispositif de contrôle et de sanctions non indépendant L’article 17 stipule que les officiers de justice, en charge de contrôler l’application de cette loi, sont désignés par le ministère de la Justice, en accord avec le ministre de l’Information. Disposition contraire au principe fondamental de l’indépendance de la justice. Contrôle réaffirmé à l’article 61. Le chapitre XII détaille les sanctions en cas d’infraction à la loi. Le pouvoir exécutif a la possibilité de suspendre pour une durée limitée la diffusion d’un média audiovisuel privé (article 67). Des amendes sont également prévues, mais le montant n’est pas stipulé dans l’actuel projet de loi. L’article 68 prévoit même la confiscation du matériel de diffusion si les dispositions des articles 9 et 26 ne sont pas respectées. En cas de récidive, la licence peut être suspendue voire annulée (article 69). Dans aucun article, le projet de loi ne fait référence à une autorité judiciaire indépendante, chargée de contrôler l’application de la loi et de définir les sanctions infligées en cas de violation. En outre, certaines dispositions de ce projet de loi sont par ailleurs surprenantes, et pourraient avoir des conséquences négatives une fois appliquées. Il est notamment demandé aux médias audiovisuels privés de conserver leurs enregistrements audio (pour les radio) et vidéo (pour les télévisions) trois mois après la diffusion du programme (article 12). Exigence à nouveau présente à l’article 63. Il se peut que cette demande s’inscrive dans un projet plus vaste de conservation des données diffusées. Toutefois, au regard du contexte, on peut douter du souci d'archivage et craindre une volonté de contrôle et de surveillance des médias privés par le ministre de l’Information. Un projet de loi aux termes imprécis qui laisse la place à beaucoup d’arbitraire Si dans son article 3, le projet de loi mentionne que ce texte a pour but de garantir le respect de la liberté d’expression, certaines des obligations qui y figurent viennent la limiter. Ainsi l’article 4 rappelle que la liberté d’expression doit respecter, entre autre, les “intérêts supérieurs du pays”, sans apporter de définition à ces termes vagues. Il en est de même de la formulation de l’article 4, alinéa 9 qui vise à interdire la “diffusion de toute forme d’incitation à la violence, au terrorisme, à la haine, au tribalisme, régionalisme, confessionnalisme, sectarisme et racisme”. Par ailleurs l’alinéa 11 insiste sur le fait que l’exercice de la liberté d’expression ne doit en rien “influencer de manière négative la paix économique, l’unité nationale et la moralité publique”. Sont également interdites les atteintes aux religions (alinéa 12), à la personne du Président de la République (alinéa 13) et la “divulgation de secrets d’État” (alinéa 14). Limitations que l’on retrouve en partie énoncées à l’article 9, ou à l’article 47. De telles limitations, formulées de manière aussi vague et allusive, laissent la place à une grande part d’arbitraire. Elles constituent par conséquences un véritable danger pour la liberté d’expression et de l’information au Yémen. Les médias électroniques quasiment absents du projet de loi Les médias électroniques, initialement inclus dans l’intitulé de ce projet de loi, ne sont mentionnés qu’à la section 11. Un seul article, article 66, est consacré à ce thème. Le manque de précision apporté est révélateur également de l’absence de cohérence de ce projet de loi, qui fait appliquer de manière identique des dispositions relatives aux médias audiovisuels privés et aux médias électroniques. Pour l’ensemble des raisons énoncées ci-dessus, Reporters sans frontières vous demande de réviser en profondeur ce projet de loi, en concertation avec les professionnels de l’information et les organisations de la société civile. Comme mentionné dans la lettre que notre organisation vous a adressée le 1er mars 2012 suite à votre prise de fonction, il est important que l’ensemble des lois qui régissent le domaine de médias soient réexaminées, afin que les principes de liberté d’expression, d’information et de presse soient réellement garantis et protégés. Reporters sans frontières est disposée à en discuter avec vous au cours d’un prochain déplacement de l’organisation au Yémen. Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à nos remarques et observations, afin de faire de la liberté d’informer une réalité au Yémen, tournant ainsi la page des années noires de la répression. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération. Olivier Basille
Secrétaire général de Reporters sans frontières
(Crédits photo : AFP)
Publié le
Updated on
20.01.2016