Le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, accuse les médias d'être responsables du scandale qui a éclaboussé l'armée dans l'affaire des bizutages, et les menace de poursuites. Difficile de ne pas réagir à de tels propos face à l'horreur des témoignages publiés dans la presse et la culture du secret qui entoure l'armée. Reporters sans frontières condamne ces propros scandaleux et particulièrement inquiétants.
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A l'attention de M. Sergueï Ivanov,
ministre de la Défense de la Fédération de Russie
Vendredi 17 février 2006
Monsieur le ministre,
Vous vous êtes exprimés, mercredi 15 février 2006, devant la Douma (chambre basse du Parlement), au sujet du récent scandale qui a éclaboussé l'armée russe où la pratique particulièrement brutale du bizutage fait chaque année des milliers de morts et de déserteurs. Plusieurs cas de sévices contre des conscrits ont été révélés à la fin du mois de janvier par les médias, notamment grâce aux rapports du Comité des mères de soldats, une association russe de défense des droits des jeunes soldats.
Pendant plusieurs jours, les médias et la population se sont émus du sort de l'un d'entre eux, le soldat Andreï Sytchev, livré à des supérieurs ivres qui l'ont roué de coups parce qu'il refusait de leur faire des fellations. Ils l'ont maintenu accroupi pendant des heures et l'ont laissé sans soins pendant quatre jours. Ils ne l'ont conduit à l'hôpital qu'au moment où ils se sont aperçus qu'il ne pouvait plus marcher. Gagné par la gangrène, il a dû être amputé le 6 janvier des deux jambes et des organes génitaux pour échapper à la mort.
Vous accusez les médias d'avoir amplifié artificiellement le scandale « pour se faire un nom ». Vous leur reprochez de porter « des accusations gratuites contre tous les militaires et surtout contre tous les généraux ».
Vous minimisez la pratique du bizutage et les sévices affreux commis par les officiers contre les jeunes recrues en expliquant que « le bizutage commence dès l'école maternelle, où certaines institutrices maltraitent les enfants » et que « c'est
(votre) société qui est comme ça. »
Vous déclarez que « certains médias consacrent des pages entières
(aux sévices) » et qu' « on ne comprend même pas de quelle armée il s'agit : de l'armée russe ou de celle de l'ennemi ».
Par ces déclarations, vous accusez les médias de ternir l'image de l'armée et de déformer la réalité militaire.
De telles accusations de votre part sont inacceptables. Comment pouvez-vous vous décharger de vos responsabilités sur les médias, en les accusant de tous les maux et en refusant d'admettre les fautes de l'armée ? Comment pouvez-vous reprocher aux médias de traiter d'un cas aussi grave alors qu'il est si difficile d'enquêter sur l'armée et que l'affaire n'aurait jamais été révélée au public sans leur relais ? Comment pouvez-vous omettre que ce drame a provoqué une prise de conscience de la gravité des mauvais traitements subis par les appelés en Russie, puisqu'il ne s'agit malheureusement pas d'un cas isolé ? Le premier rôle des médias n'est-il pas d'informer l'opinion et d'alerter sur des problèmes graves ? Auriez-vous en fin de compte souhaité que personne n'évoque cette affaire ?
Mais vos accusations ne s'arrêtent pas là : selon vous, les médias encouragent même la désertion dans l'armée et « cela doit attirer l'attention de la conformité
(de leurs publications) avec la Constitution ». Vous les menacez donc de sanctions. Mais quelle est cette Constitution qui permettrait de punir la presse parce qu'elle critique les institutions de l'Etat ?
Voulez-vous que la Russie s'aligne dans ce domaine sur des régimes ouvertement autoritaires qui contrôlent toute l'information pour diffuser leur propre propagande, comme c'est le cas au Bélarus ou au Turkménistan ?
La Russie peut-elle échapper aux standards internationaux de respect de la liberté d'expression et de la presse ?
Depuis quelques années, le gouvernement de votre pays opère un retour très net à des pratiques autoritaires en reprenant progressivement le contrôle des médias et de l'information. Les chaînes de télévision sont soumises à la censure et la dernière chaîne indépendante, REN-TV, vient de passer récemment sous le contrôle d'une société privée, probablement dirigée par des proches du Kremlin. Les journalistes étrangers rencontrent de plus en plus de difficultés pour obtenir leurs visas et leurs accréditations. Les radios sont également contrôlées par le pouvoir et reçoivent des coups de fil d'avertissement lorsqu'elles sont trop critiques. La Tchétchénie est toujours un trou noir de l'information dont l'accès est étroitement contrôlé par les autorités russes. Dernièrement, le procès d'un célèbre journaliste américain d'origine russe, Paul Khlebnikov, assassiné par balles à Moscou en 2004, est fermé au public et à la presse, et se déroule dans la plus grande indifférence.
Si cette situation perdure, il va devenir impossible d'accéder à une information libre et de connaître la réalité des événements qui surviennent dans le pays. Une chaîne de télévision d'information continue en anglais, Russia Today, a été lancée récemment pour, officiellement, « améliorer l'image du pays ». Et vous, dans ce contexte, vous appelez, monsieur le Ministre, à sanctionner les médias pour éviter que les sujets qui ternissent la réputation de votre armée ne sortent au grand jour.
Nous condamnons, monsieur le Ministre, vos propos particulièrement inquiétants et révélateurs d'une volonté de faire taire les médias. Nous pensons que votre rôle n'est pas de fustiger les médias de votre pays mais plutôt d'identifier et de punir les responsables de ces actes odieux au sein de votre armée.
Robert Ménard
Secrétaire général