Lettre ouverte à Vladimir Poutine : L'Etat russe est bien responsable du musellement de la presse

Reporters sans frontières s'insurge contre les propos du président russe, qui prétend que l'influence de l'Etat sur les médias a diminué ces dernières années. L'organisation dresse un bilan accablant des pressions du Kremlin et rappelle que l'impunité et l'arbitraire sont le lot quotidien des journalistes russes.

читать на русском Monsieur le Président, Vous avez accueilli, à Moscou, le 59e Congrès mondial des journaux, une rencontre au sommet réunissant plus de 1000 patrons de presse et rédacteurs en chef de plus d'une centaine de pays. A cette occasion, vous avez été interpellé par le président de l'Association mondiale des Journaux (AMJ), Gavin O'Reilly, sur le “climat de prudence et d'autocensure” qui règne parmi les journalistes russes, “l'absence de télévision nationale indépendante” et “le contrôle de l'Etat” sur les médias. A ces vives critiques, vous avez répondu que “l'influence de l'Etat diminuait” et que ce n'était pas à l'Etat d'accroître la crédibilité de la presse mais aux journalistes de “se crédibiliser”. Non, monsieur Poutine, l'influence de l'Etat sur les médias n'a pas diminué. Elle a même augmenté depuis votre arrivée au pouvoir en 2000. Nous ne pouvons pas vous laisser dire que la presse est plus libre aujourd'hui en Russie alors qu'elle est muselée, que les médias indépendants sont réduits à peau de chagrin et accessibles seulement dans la capitale. La majorité des Russes n'a plus accès à une information indépendante. En 2001, vous avez repris en main l'une des chaînes les plus critiques de l'histoire de la Russie, NTV, en la faisant racheter par l'entreprise Gazprom-Média, le groupe de presse du géant gazier Gazprom que vous contrôlez. Cette entreprise est devenue, en quelques années, un véritable empire médiatique. En plus de la chaîne NTV, Gazprom-Média détient aujourd'hui la majorité du capital de la radio Echo de Moscou, seule station critique envers votre gouvernement, et possède, depuis juin 2005, le quotidien de référence Izvestia. Au début de l'année 2006, des médias locaux ont révélé que cette société était sur le point d'acquérir d'autres journaux, dont Kommersant, l'un des derniers quotidiens indépendants du pays. Il a finalement été racheté par un homme d'affaires proche de son ancien propriétaire, Boris Berezovski. Selon ces mêmes sources, le quotidien Komsomolskaïa Pravda, l'un des plus gros tirages du pays, pourrait être racheté par Gazprom-Média prochainement. De nombreux journalistes ont déjà été victimes des pressions du Kremlin. Evguéni Kisiliev était le rédacteur en chef de NTV à l'époque où cette chaîne était le fleuron de la liberté de la presse dans le pays. Avant son renvoi en 2001, elle diffusait des émissions d'analyse politique, notamment “Kukly”, une célèbre émission satirique de marionnettes qui caricaturait les personnalités politiques. Aujourd'hui, ce programme n'existe plus. Même les journalistes de la seule chaîne nationale privée, REN-TV, sont victimes de la censure. Olga Romanova, qui présentait “24”, une émission d'analyse politique, a été forcée de démissionner en décembre 2005 ainsi que trois autres responsables de la chaîne, parce qu'elle protestait contre l'utilisation abusive de la censure. Depuis le début de l'année 2006, Reporters sans frontières a déjà recensé plusieurs violations graves de la liberté de la presse. Au moins sept médias (dont quatre sites Internet) ont été censurés et trois enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre des journalistes à la suite de leurs articles. Reporters sans frontières a dénombré au moins deux refus d'accréditation par les autorités et plusieurs blocages d'accès à l'information, quatre interpellations, cinq agressions, une condamnation à une peine de prison avec sursis et une détention arbitraire. Les actes d'intimidation contre les journalistes sont fréquents dans les régions, où la presse est contrôlée par les autorités locales. Le cas de Vladimir Rakhmankov, rédacteur en chef du journal en ligne www.cursiv.ru, accusé d'outrage au président pour un article satirique, est particulièrement inquiétant. Son site a été brutalement fermé en mai 2006, vraisemblablement suite aux pressions exercées par les responsables politiques de la région d'Ivanovo. Ce journaliste risque douze mois de travaux forcés pour s'être moqué des efforts des fonctionnaires de sa région pour relancer la natalité, l'une de vos priorités. La peine encourue est archaïque. Un autre journaliste de la région bachkire, Viktor Chmakov, a été arbitrairement détenu pendant près de deux semaines pour avoir publié des appels de l'opposition demandant la démission du gouverneur local. Il est accusé, d'après le code pénal, de poursuivre des activités terroristes. Enfin, monsieur Poutine, nous voudrions vous rappeler que l'assassinat de Paul Klebnikov, journaliste américain du magazine Forbes, tué par balles à Moscou en juillet 2004, n'a toujours pas été élucidé. Le procès qui s'est déroulé dans le plus grand secret n'a pas permis d'identifier les auteurs de ce crime, ni les commanditaires. Reporters sans frontières a demandé la création d'une commission d'enquête indépendante pour reprendre cette affaire à zéro. Nous attendons des engagements forts de l'Etat russe sur l'assassinat de ce journaliste. Si vous n'êtes pas responsable du climat de violence contre les journalistes en Russie, vous êtes en revanche responsable, monsieur le Président, de l'impunité qui règne, incitant ainsi les ennemis de la liberté de la presse à continuer à s'en prendre aux journalistes. Robert Ménard Secrétaire général
Publié le
Updated on 20.01.2016