La présidente Gloria Macapagal-Arroyo (photo) a donné un ultimatum de dix semaines à la police et à la justice pour retrouver les assassins de dix journalistes et activistes de gauche. Reporters sans frontières lui a adressé une lettre ouverte attirant son attention sur dix cas de journalistes tués non résolus.
Madame la Présidente,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, salue votre annonce du 1er août 2006 donnant dix semaines à la police et au département de la Justice pour résoudre une dizaine d'affaires d'assassinats de journalistes et de militants de gauche.
Nous espérons que cette volonté politique, sur ce dossier important, n'est pas un simple effet d'annonce. C'est pourquoi nous vous demandons de donner des ordres précis aux forces de sécurité, notamment à la Philippines Police Task Force, dans le but de renforcer et de relancer les enquêtes. Il nous semble également primordial que vous mettiez en garde les forces de sécurité contre toute tentation d'utiliser des moyens extra-judiciaires pour éliminer des voix critiques, notamment des journalistes.
A ce sujet, il est tout à fait regrettable que de hauts responsables de la police et de l'armée lancent régulièrement des accusations contre les organisations de défense de la liberté de la presse. Encore récemment, l'un des directeurs de la police nationale a accusé, lors d'une réunion avec des représentants du Freedom Fund for Filipino Journalists, les organisations internationales de journalistes d'être soutenues par le Parti communiste philippin. Ces accusations sont grotesques et témoignent d'un climat de défiance entre les autorités et les organisations de journalistes, qui ne facilitera en rien la lutte contre l'impunité.
Nous espérons plus que jamais des résultats concrets. Il est urgent que les tueurs et surtout leurs commanditaires soient identifiés, arrêtés et jugés. Dans ce sens, votre administration doit débloquer des fonds pour renforcer la Philippines Police Task Force et le programme de protection des témoins. Les annonces doivent se concrétiser par un effort budgétaire.
Déjà, en avril 2005, des représentants de Reporters sans frontières avaient rencontré le directeur de la police nationale et le ministre de la Justice à Manille. Nous avions déjà exprimé nos inquiétudes face au climat d'impunité dont jouissent les assassins de journalistes dans votre pays.
De nouveau, nous souhaitons vous alerter sur dix cas qui, selon nos informations, n'ont pas du tout, ou seulement partiellement, été résolu. Nous espérons que les responsables de la police et de la justice pourront orienter leur travail, dans ce délai de dix semaines, vers ces affaires, en multipliant les efforts pour arrêter les commanditaires.
Tout d'abord, nous souhaitons vous rappeler que dans l'affaire Edgar Damalerio, l'assassin Guillermo Wapile a certes été condamné à une lourde peine de prison, mais qu'aucun commanditaire n'a jamais été inquiété. Il est urgent que la police et la justice envoient un groupe renforcé d'enquêteurs à Pagadian (province de Zamboanga del Sur) où de nombreux journalistes ont été tués au cours des dernières années.
En effet, à Pagadian, l'impunité est flagrante dans l'assassinat, le 2 février 2005, du journaliste Edgar Amoro. Les deux suspects, « Madix » Maulana et Norhan Ambol, bien que l'objet de mandats d'arrêt, n'ont jamais été inquiétés par la police. Selon un journaliste de Pagadian, ils s'affichent, depuis plusieurs mois, dans les rues de la ville.
A Pagadian également, Rolly Canete, a été assassiné, le 20 janvier 2006. Des tireurs non identifiés l'ont tué par balles, avant de s'enfuir à moto. Agé d'une soixantaine d'années, il animait des émissions sur des radios locales pour le compte d'un député et de sa femme, gouverneur de la province.
Reporters sans frontières est particulièrement attachée à la résolution du crime, en mars 2005 à Tacurong (île de Mindanao, Sud), de la journaliste et militante anti-corruption Marlene Esperat. Elle a été assassinée sous le regard impuissant de ses deux fils et de sa fille. Les exécutants du crime ont été arrêtés mais les commanditaires courent toujours. Le procès des tueurs est en bonne voie, mais des commanditaires présumés, notamment des responsables du département de l'Agriculture, ont été entendus par la justice, puis mystérieusement relâchés.
Nous vous demandons également d'orienter les efforts de la police et de la justice vers la résolution des affaires de George Benaojan, âgé de 27 ans, abattu, en décembre 2005, de trois balles de calibre 45 par un inconnu qui l'attendait depuis plusieurs heures près d'un marché de Talisay City. Des témoins ont vu l'assassin prendre la fuite dans un taxi blanc. Selon ses collègues, l'animateur radio avait récemment reçu des menaces de mort par SMS. Il avait par ailleurs échappé en août 2004 à une tentative d'assassinat dont les auteurs n'avaient pas été identifiés.
De même, Rolando "Dodong" Morales, 43 ans, présentateur de la station DXMD, a été sauvagement assassiné par huit inconnus dans la soirée du 3 juillet 2005, près de la ville de Polomolok (sud de Mindanao).
Armando Pace, présentateur d'une émission radio pour la station locale DXDS, a été assassiné, le 18 juillet 2006, à Digos sur l'île de Mindanao. Régulièrement menacé pour ses commentaires critiques sur les hommes politiques locaux et le trafic de drogue, il a été abattu par deux hommes à moto, un mode opératoire courant aux Philippines. Deux jours après l'assassinat, la police a arrêté trois suspects : le conducteur de la moto et le tireur, confondus par des témoignages de voisins ou de proches, ainsi que le propriétaire de l'engin. Ils auraient été libérés. Fin juillet, deux policiers ont été relevés de leurs fonctions pour avoir tenté de faire inculper un faux suspect. A ce jour, les commanditaires n'ont pas été identifiés.
George Vigo, collaborateur de l'agence de presse Union of Catholic Asian News (UCAN), et sa femme Maricel Vigo, présentatrice d'une émission sur la radio dxND, ont été assassinés, le 19 juin 2006, à Kidapawan sur l'île de Mindanao. Egalement militant des droits de l'homme, le couple a été tué par deux hommes à moto. La police a affirmé avoir résolu l'affaire après avoir identifié trois membres de la guérilla communiste (NPA) comme étant les assassins du couple. Mais les collègues des journalistes refusent les conclusions de l'enquête et dénoncent l'incapacité des forces de sécurité à arrêter les suspects. Selon plusieurs témoignages, l'enquête a été bâclée et politiquement orientée.
Ely Binoya, commentateur politique de la station locale Radyo Natin, a été assassiné, le 17 juin 2004, à Malongon dans le sud du pays. Le journaliste était connu pour son franc-parler dans la dénonciation de la corruption des élites locales. Ely Binoya a été assassiné par deux hommes en cyclomoteur alors qu'il rentrait chez lui. Trois mois après l'assassinat, deux des quatre suspects identifiés par la police se sont livrés à la justice, niant toutefois leur participation au crime. L'un d'eux, Ephraim Englis, était considéré par la police comme le cerveau de l'opération. Malgré des preuves de sa culpabilité, Ephraim Englis a été acquitté par la Cour régionale de la ville de General Santos, le 6 mars 2006.
Enfin, il est urgent que la police retrouve Joey Estriber, responsable du programme Pag-usapan Natin (Parlons de ça !) sur la radio locale DZJO, qui a été enlevé le 3 mars 2006, par quatre hommes devant un cybercafé de Baler (province d'Aurora). Selon l'Union nationale des journalistes des Philippines (NUJP), les kidnappeurs ont embarqué de force le journaliste dans une camionnette aux vitres teintées et sans plaques d'immatriculation. Joey Estriber a tenté de résister, appelant à l'aide. En vain.
Vous avez déjà dans le passé exprimé votre volonté de mettre fin aux assassinats de journalistes et de militants des droits de l'homme, en proposant des récompenses financières en échange d'informations. Mais ces efforts ont été vains, tant les assassins et les commanditaires savent qu'ils sont protégés.
La culture de la violence ne peut pas tout expliquer. C'est la culture de l'impunité, dans laquelle les plus hautes autorités de l'Etat ont une responsabilité, qui a permis aux tueurs et à leurs donneurs d'ordre d'exécuter autant de journalistes aux quatre coins du pays.
La résolution d'une dizaine d'affaires constitue un test majeur pour votre administration dans la lutte contre les violations de la liberté de la presse, la corruption et le crime organisé.
Si ce n'est pas le cas, Reporters sans frontières portera de nouveau l'affaire devant l'Organisation des Nations unies, et notamment le Conseil des droits de l'homme.
En espérant une réponse positive à notre sollicitation, je vous prie de croire, Madame la Présidente, à l'expression de ma très haute considération.
Robert Ménard
Secrétaire général