Lettre ouverte à François Hollande à l'occasion de son voyage officiel en Turquie
Organisation :
Monsieur le Président,
A l’occasion de votre visite officielle en Turquie, Reporters sans frontières souhaite attirer votre attention sur la dégradation préoccupante de la liberté de l'information dans ce pays.
La Turquie figure à la 154e place sur 179 dans la dernière édition de notre classement mondial de la liberté de la presse. Avec près de soixante journalistes emprisonnés, dont au moins vingt-huit en lien avéré avec leurs activités professionnelles, c'est l'une des plus grandes prisons du monde pour les acteurs de l’information.
Cette distinction infamante pour un État démocratique est largement due à une législation liberticide et à une pratique judiciaire répressive. Malgré de récentes réformes, la loi antiterroriste continue de légitimer le maintien en détention provisoire de dizaines de journalistes dont le seul crime est d'avoir couvert l'actualité de manière critique. Une vingtaine d'articles du code pénal renforcent le carcan législatif qui pèse sur le droit d'informer et d'être informé.
Bien que l’État soit débarrassé de la tutelle de l'armée, la pratique judiciaire reste marquée par des réflexes répressifs et une attitude paranoïaque vis-à-vis des médias. L'opacité de la justice turque, la disproportion des peines prononcées et le recours indéfini à la détention provisoire font partie des raisons régulièrement invoquées par la Cour européenne des droits de l'homme pour condamner la Turquie. Les réformes engagées restent pour l'heure très limitées, et sont contrebalancées par de nouvelles initiatives liberticides : ainsi, un projet de loi récemment soumis au parlement prévoit-il un renforcement drastique de la censure d'Internet et la mise en place d'une surveillance massive des citoyens.
Malgré le réformisme qui a caractérisé la première législature de l'AKP, le gouvernement porte une large part de responsabilité dans l'aggravation de ces pratiques liberticides. Confronté aux manifestations du parc Gezi l'été dernier puis au scandale de corruption qui l'éclabousse actuellement, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan est prompt à dénoncer un « complot international » ou la main des « terroristes ». Chroniqueurs critiques, utilisateurs des réseaux sociaux et correspondants des médias étrangers sont les premiers visés. Amendes astronomiques, avertissements et autres manœuvres d'intimidation visent les médias les plus assidus à couvrir ces événements.
La critique a d'ailleurs tendance à se raréfier d'elle-même. La concentration croissante des principaux médias entre les mains d'hommes d'affaires proches du gouvernement s'est en effet assortie d'une autocensure croissante. Cette tendance a éclaté au grand jour, début juin 2013, lorsque de grandes chaînes d'information en continu ont omis de couvrir les affrontements qui secouaient Istanbul. D'Ece Temelkuran à Nazli Ilicak, licenciements et démissions de journalistes critiques ont jalonné ces derniers mois.
Pas moins de 153 journalistes ont été blessés et 39 ont été interpellés entre mai et septembre 2013, alors qu’ils couvraient le mouvement de contestation national parti du parc Gezi. L'impunité dont bénéficient pour l'heure les auteurs de ces exactions encourage aujourd'hui de nouvelles violences.
L'approfondissement des relations entre Paris et Ankara ne peut faire l'économie d'un dialogue exigeant sur les droits de l'homme. Et ce d'autant moins si l'on tient compte du degré de coopération sécuritaire et policière qui unit les deux pays. L'essor économique et stratégique de la Turquie représente pour le pays comme pour ses partenaires une opportunité majeure, mais il comporte aussi des responsabilités. Mettre en œuvre les réformes législatives promises, remettre en liberté les journalistes emprisonnés dans le cadre de leurs activités professionnelles et garantir le respect du droit à l'information sont autant de pas qui renforceraient la stature internationale des autorités turques.
Outre les négociations diplomatiques et économiques au programme, nous espérons que votre déplacement historique à Ankara et Istanbul sera aussi l'occasion d'aborder cette thématique avec vos interlocuteurs et de nouer un dialogue productif avec la société civile turque.
Confiant dans l’intérêt que vous porterez à notre requête, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération.
Christophe Deloire
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Publié le
Updated on
20.01.2016