Le parlement turc a adopté, le 29 juin 2006, de nouveaux amendements à la loi antiterroriste. Ceux-ci introduisent de nouveaux délits de presse, passibles de peines de prison. Reporters sans frontières demande au Premier ministre de renvoyer la loi devant le Parlement pour éviter que la censure sur la question kurde ne s'installe définitivement dans le pays.
Reporters sans frontières exprime sa vive inquiétude concernant la nouvelle loi antiterroriste votée récemment par le Parlement. L'organisation condamne avec fermeté les articles sanctionnant par des peines de prison la publication d'informations liées aux « organisations terroristes » et craint des poursuites abusives contre les journalistes qui se risqueraient à évoquer le sujet.
La loi est suffisamment floue pour faire condamner n'importe quel membre d'une rédaction, alors que plusieurs journalistes sont déjà accusés de collaboration avec l'organisation de l'ex-PKK et risquent des peines exemplaires pour avoir couvert des opérations militaires ou des manifestations prokurdes.
Paris, le 6 juillet 2006
Monsieur le Premier Ministre,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, souhaite vous faire part de son inquiétude quant à la situation de la liberté d'expression en Turquie, pays engagé dans des négociations pour une adhésion à l'Union européenne. L'organisation est préoccupée par les amendements à la Loi antiterroriste 3713, votés le 29 juin 2006 par le parlement turc. Ceux-ci introduisent de nouvelles restrictions à la liberté de la presse et visent en particulier les médias prokurdes, dont vous menacez l'existence.
L'article 6 alinéa 2 de la loi prévoit désormais une peine de trois ans de prison pour « toute diffusion de déclarations et de communiqués émanant d'organisations terroristes ». Les propriétaires et les rédacteurs en chef risquent une forte amende.
L'article 7 alinéa 2 stipule que « quiconque fait la propagande d'une organisation terroriste sera condamné de un à cinq ans de prison. Si le délit est commis par voie de presse, la sanction peut être augmentée de moitié. Les propriétaires et rédacteurs en chef seront également condamnés à une forte amende».
Reporters sans frontières souhaiterait vivement que l'expression « organisation terroriste » soit précisée afin d'éviter toute dérive qui entraînerait des arrestations arbitraires et des emprisonnements abusifs. Une liste officielle des organisations considérées comme terroristes pourrait, par exemple, éviter de tels malentendus.
Enfin, le Parlement a ajouté un nouvel article (article 8 alinéa b) qui introduit un régime de « responsabilité en cascade ». Ainsi, pourront être attaqués en justice, si par exemple l'article incriminé n'est pas signé, le responsable d'édition, le rédacteur en chef, le propriétaire du journal, l'imprimeur, voire même le traducteur dans le cas d'un texte rédigé dans une autre langue. Le nouvel amendement nomme ces « personnes », passibles de poursuites judiciaires, des « responsables d'émissions » ou « responsables d'édition ». Ils se verront condamnés à de fortes amendes. Cette notion, extrêmement dangereuse, a été introduite par le Parlement dans le but d'élargir le champ des responsables et des personnes poursuivies. C'est toute la chaîne d'une rédaction qui devient potentiellement coupable.
Reporters sans frontières a déjà souligné dans le passé les entraves juridiques persistantes à la liberté d'expression en Turquie. Le gouvernement, l'armée, les militants nationalistes, toute institution peuvent utiliser abusivement la loi pour s'en prendre à des journalistes s'exprimant sur certains passages douloureux ou situations controversées de l'histoire turque, tels que le génocide arménien, le retrait des forces armées turques de Chypre, ou encore la question kurde.
La lutte contre le terrorisme est légitime de la part des autorités, mais Reporters sans frontières ne peut que s'interroger sur le sens de ces nouveaux amendements. Il nous semble qu'ils visent en particulier les journalistes prokurdes, régulièrement accusés de collaboration terroriste avec le PKK/Kongra-Gel.
Nous pouvons à titre d'exemple citer le cas de Rüstu Demirkaya, reporter de l'agence de presse prokurde DIHA, incarcéré depuis le 14 juin 2006 à la prison de Tunceli (Est). Il est accusé « de collaboration avec le PKK/Kongra-Gel». Un ancien militant l'aurait accusé d'avoir fourni au PKK un ordinateur portable avec dix CD vierges et de les avoir informés d'une opération militaire en cours. Rüstu Demirkaya risque jusqu'à douze ans de prison.
Aucune preuve tangible n'a été apportée par la police en charge de l'enquête afin d'étayer les dires du militant repenti du PKK. Il est tout à fait inadmissible que Rüstu Demirkaya soit toujours incarcéré alors que l'enquête est en cours.
Nous pouvons également évoquer les cas d'Evrim Dengiz et Nesrin Yazar de l'agence prokurde DIHA. Les deux jeunes femmes ont été arrêtées par la police antiterroriste le 15 février 2006 à Mersin, alors qu'elles venaient couvrir une manifestation commémorant le septième anniversaire de la détention du leader séparatiste kurde du PKK/Kongra-Gel, Abdullah Öcalan. D'après nos informations, la police antiterroriste les a éloignées de leur voiture pour procéder à une fouille. Un policier aurait alors trouvé des cocktails Molotov dans le véhicule, accusant les journalistes de les avoir fabriqués pour la manifestation. Le juge a classé l'affaire secret-défense. Le procureur de Mersin réclame la prison à vie en vertu de l'article
302-1 du code pénal, pour «atteinte à l'unité de l'Etat et l'intégrité du territoire ». L'avocat des journalistes, Bedri Kuran, qui n'a pas accès au dossier puisque l'affaire est classée secret-défense, affirme que les forces de l'ordre n'ont pas respecté la procédure judiciaire lorsqu'elles ont effectué la fouille. D'après lui, celle-ci aurait dû être réalisée par un officier de police en présence d'un magistrat. Il ajoute également qu'il n'existe aucun rapport d'expertise concernant les deux cocktails Molotov.
Nous ne pouvons qu'être troublés, Monsieur le Premier Ministre, par la rapidité avec laquelle les journalistes se retrouvent en détention provisoire dans votre pays, alors que les preuves de leur culpabilité sont bien minces. La liberté d'expression et la liberté de la presse sont des principes démocratiques intangibles qui doivent être respectés.
Nous vous prions de bien vouloir demander au Parlement de reprendre les amendements ajoutés à la loi antiterroriste de 1991 afin que ceux-ci répondent enfin aux standards internationaux.
En espérant que vous prendrez en considération ces différentes requêtes, je vous prie d'agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de ma plus haute considération.
Robert Ménard,
Secrétaire Général