Les enquêtes de RSF : une riposte essentielle aux attaques contre l’organisation
Si les enquêtes menées par Reporters sans frontières (RSF) permettent de faire la lumière sur des crimes commis contre des journalistes ou sur les attaques perpétrées contre l’information, en 2024, elles ont aussi joué un rôle clé pour répondre à la vague d’attaques, venant d’acteurs variés, ayant ciblé l’organisation. Le travail de son équipe d’enquête s’est même retrouvé au cœur de sa stratégie contentieuse de riposte.
“Après une année 2024 marquée par de multiples attaques contre notre organisation et la perte de notre secrétaire général Christophe Deloire, qui avait participé à la création du bureau investigation de l’organisation, RSF continuera à défendre une vision exigeante du journalisme et le droit du public à une information libre, fiable, indépendante et plurielle. Nous poursuivrons nos enquêtes sur les crimes commis contre les journalistes et leurs auteurs ainsi que sur les entrepreneurs de la désinformation, sans se soucier qu’ils viennent du Kremlin ou des beaux quartiers parisiens et sans craindre de devoir répondre de la qualité de notre travail. Bien au contraire, nos enquêtes seront, comme en 2024, un outil majeur pour faire face aux attaques.”
C’est en cherchant à consulter le site Internet de RSF à travers une simple recherche Google que nous allons découvrir un faux site consacré à l’organisation. Nous sommes en avril 2024. Sur cette page tout est faux, mais tout semble vrai. Les auteurs ont repris et détourné le logo de RSF, utilisé notre charte graphique et certains de nos codes éditoriaux. En enquêtant, RSF va découvrir que cette pratique, largement répandue parmi les officines de désinformation du Kremlin, a cette fois-ci été l'œuvre d’une société française, installée à Paris : Progressif Media.
Témoignages et documents internes de l'entreprise à l’appui, RSF va révéler en juillet que, ce n’est pas un, mais cinq noms de domaine imitant celui de notre organisation qui ont en réalité été déposés par cette entreprise. Et les moyens déployés ne s’arrêtent pas là. La campagne inclut des visuels présentant RSF comme une secte, des tweets préparés envoyés à 16 000 personnes, une vidéo appelant à se mobiliser contre notre organisation, une prétendue collecte d’informations “chocs” sur nos “biais” et nos “financements”...
L’enquête de RSF va également mettre au jour les liens étroits de cette société avec le groupe Vivendi, propriété de la famille de Vincent Bolloré, qui héberge la société et qui en est l’un des actionnaires. Face à nos révélations, le groupe finira par admettre que c’est bien sa chaîne Canal+ qui avait missionné cette société pour des missions de e-réputation et “d’animation de communautés”. Des éléments de langages qui minimisent largement la réalité des actions entreprises.
En réalité, l’enquête de RSF va démontrer que cette campagne de dénigrement et de désinformation, dont RSF a pu consulter un compte-rendu réalisé par Progressif Media, a constitué une forme de réponse à une victoire obtenue quelques mois plus tôt par notre organisation devant le conseil d’État. Le 13 février 2024, sur saisine de RSF, la plus haute juridiction administrative a enjoint à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) de faire respecter le pluralisme sur les antennes et l’indépendance éditoriale des rédactions. Une décision qui a provoqué l’ire des médias du groupe Vivendi, dont la chaîne d'information en continu CNews, épinglée pour son traitement monolithique de certains sujets, parfois sanctionnée, mais jusque-là relativement épargnée par un gendarme de l’audiovisuel trop laxiste pour faire respecter les principes cardinaux sans lesquels le journalisme ne saurait exister.
Cette riposte revendiquant l’utilisation du “hacking” et du “trolling”, a été menée de manière sournoise, parfois dissimulée, toujours manipulatoire. Ni Canal+ ni Progressif Media n’ont été les relais directs de ces contenus. L’opération a été menée à travers des groupes soi-disant “citoyens” sur les réseaux sociaux, mais en réalité pilotés directement par Progressif Media, comme l’ont démontré nos investigations. Des pratiques aux antipodes du journalisme et de l’information. Et pourtant, l’agence Progressif Media partage désormais les locaux du JDD, devenu propriété de Vincent Bolloré en 2023. Un voisinage pour le moins inhabituel pour une rédaction française…
Les résultats de cette enquête ont servi de base pour la plainte déposée par RSF devant le procureur de la République de Paris le 23 juillet 2024 pour usurpation d’identité et pratiques commerciales trompeuses.
Depuis, le faux site a été retiré, ainsi qu’une page Internet pleinement consacrée à cette “bataille” contre RSF. Mais les pratiques visant à manipuler l’opinion à travers les groupes pilotés par Progressif Media n’ont pas cessé. Plusieurs journalistes et médias ont fait l’objet de portraits au vitriol, notamment la journaliste de France Culture Nora Hamadi, et le journaliste du site d'information AOC Sylvain Bourmeau. De nombreux médias et émissions ont même fait l’objet de signalements à l’ARCOM. Une curieuse conception de “l’animation de communautés”…
Le Kremlin blanchit de la désinformation contre RSF, X apathique
En utilisant les mêmes moyens que les pires ennemis de l’information et, par extension, des démocraties, Progressif Media n’a rien inventé. Ces techniques font partie de l’arsenal déployé par la Russie, qui a fait de la désinformation une arme au service de ses ambitions géopolitiques. À l’instar de nombreux médias occidentaux, RSF en a aussi été victime en 2024. Plusieurs vidéos usurpant son identité, son logo et utilisant parfois l’image de ses représentants ont ainsi circulé dans l’impunité la plus totale, à partir du mois de juillet.
À chaque fois, ces contenus – faisant passer notre organisation comme l’auteur d’une étude sur les sympathies nazies présumées des soldats ukrainiens, ou sur le soi-disant manque d'honnêteté des médias de ce pays – avaient pour objectif d’utiliser la marque et la crédibilité de RSF pour légitimer le narratif de guerre du Kremlin en Ukraine. Partagé des centaines de fois, l’un d’entre eux a fait près d’un demi-million de vues. En septembre, RSF a révélé comment ce contenu mensonger avait été blanchi par le Kremlin à travers la voix de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères et sur les comptes de deux ambassades russes à l’étranger.
Parallèlement, une dizaine de posts ayant contribué à amplifier ce message ont été signalés à X (ex-Twitter) à plusieurs reprises. Aucun d’entre eux n’a été retiré. Face à l’inaction délibérée de la société d’Elon Musk, et sur la base de son enquête documentant cette opération de désinformation, RSF a donc porté plainte contre la plateforme X en novembre 2024 devant la justice française pour diffusion de fausses nouvelles, atteinte à la représentation de la personne, usurpation d’identité et complicité dans la commission de ces deux dernières infractions.
RSF reproche au réseau social de mettre à disposition de ceux qui propagent le faux, cherchent à tromper et manipuler les opinions publiques, un arsenal de moyens et une visibilité exceptionnels, tout en assurant une parfaite impunité à leurs auteurs. Alors que de plus en plus de médias désertent la plateforme pour les mêmes griefs, il est temps que X rende des comptes. Face à l’indifférence de la plateforme, le juge constitue l’ultime recours pour défendre l’information et sanctionner ceux qui la malmènent.
Des enquêtes qui dérangent
Si le travail d’enquête de RSF a nourri deux plaintes importantes en 2024, il a aussi fait l’objet d’un procès. Le responsable du bureau investigation de l'organisation a comparu le 17 décembre après une plainte en diffamation déposée par Karim Keïta, le fils de l’ancien président malien, cité par une enquête de RSF dans l’affaire portant sur la disparition du journaliste Birama Touré à Bamako en 2016. Dans cette enquête au long cours, richement documentée, RSF révélait successivement en 2021 et 2022, témoignages à l’appui, comment le journaliste avait été détenu, séquestré puis vraisemblablement tué à la suite des sévices qui lui avaient été infligés par les services de renseignement maliens alors qu’il enquêtait sur plusieurs sujets sensibles concernant Karim Keïta.
Au cours de l’audience, le parquet a requis la nullité de la plainte, suivant les arguments des avocats de RSF qui avaient relevé l’absence d’imputation de faits précis. La décision a été mise en délibéré au 20 février 2025. Loin de se laisser intimider par ces poursuites – après le directeur de l’hebdomadaire malien Le Sphinx, Adama Dramé, et le grand reporter français Vincent Hugeux, c’est la troisième fois qu’un journaliste est visé par une plainte dans cette affaire de la part de cette personnalité –, RSF entend bien poursuivre ses enquêtes avec la conviction qu’elles contribuent à la manifestation de la vérité, qu’elles s'inscrivent dans la défense de l'information fiable et de celles et ceux qui incarnent cet idéal.