Le Département de la défense américain doit modifier son manuel de droit de la guerre
Reporters sans frontières (RSF) a écrit au Secrétaire de la défense américain Ashton Carter afin de lui faire part de ses inquiétudes concernant certaines dispositions relatives aux journalistes et à la censure exposées dans le nouveau manuel de droit de la guerre du Département de la défense. L’organisation de défense de la liberté d’information l’appelle à consulter les associations de liberté de la presse et les médias afin de modifier les sections du manuel relatives aux journalistes.
Secrétaire de la défense Ashton Carter
Departement de la défense
1400 Defense Pentagon
Washington, DC 20301-1400
USA
Washington DC, le 11 août 2015,
À l’attention de Monsieur le Secrétaire de la Défense Ashton Carter,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de l’information, souhaite vous faire part de ses préoccupations concernant des dispositions relatives aux journalistes et à la censure exposées dans le manuel de droit de la guerre récemment publié par le Département de la Défense.
La possibilité d’inclure les journalistes dans la catégorie des “belligérants non protégés” a soulevé des critiques. Le terme est en fait synonyme de celui plus couramment utilisé de “combattant illégal”, qui désigne une catégorie de personnes ne bénéficiant pas des protections accordées aux combattants légaux - i.e. les membres des forces armées qui appliquent correctement les règles de la guerre - et aux civils, selon le droit international humanitaire.
Les journalistes bénéficient normalement de la même protection que celle conférée aux civils selon les Conventions de Genève, leurs protocoles additionnels, et le droit international coutumier. Ce principe apparaît également dans des manuels et livrets américains antérieurs sur le droit de la guerre.
Le nouveau manuel précise ainsi : “en général, les journalistes indépendants et autres représentants des médias sont considérés comme des civils; i.e., le journalisme ne constitue pas une prise à partie directe dans les hostilités impliquant qu’une telle personne se voit dépourvue de protection contre une attaque.” Le manuel poursuit en soulignant que les activités de “simple sympathie ou de soutien moral pour la cause d’un parti” et “le journalisme indépendant ou le plaidoyer public” ne donnent pas lieu à la perte de ce privilège par un journaliste.
Un journaliste, comme tout civil, peut perdre son statut de “personne protégée” s’il participe activement ou directement aux hostilités.
C’est justement sur ce point que le nouveau manuel prend une position dangereuse, énonçant que “dans certains cas, le transfert d’informations (par exemple, dans le contexte d’opération de combats, d’information pouvant être utilisée immédiatement) peut constituer une participation directe dans les hostilités.” Cette terminologie laisse trop de place à l’interprétation et peut ainsi mettre en péril le statut des journalistes.
Reporters sans frontières est également préoccupée par la disposition assimilant l’activité journalistique à des actes d'espionnage : “la collecte d’informations sur les opérations militaires peut être très similaire au recueil de renseignements ou même à l’espionnage.” Ce type d’argument est utilisé par des pays répressifs comme l’Iran, la Syrie et la Chine pour soutenir leur pratiques de censure et de criminalisation des journalistes.
Une telle affirmation de la part du Département de la Défense est extrêmement alarmante, surtout compte tenu de son influence sur les pratiques militaires aux États-Unis et à l’étranger. Que se passera-t-il quand les gouvernements étrangers qui violent systématiquement le droit international humanitaire et cherchent à remettre en question son application se référeront à ce manuel pour justifier leurs pratiques ?
Le fait que le Département de la Défense justifie par ailleurs la censure est scandaleux : “les États auront peut être besoin de censurer le travail des journalistes ou de prendre d’autres mesures de sécurité pour que les journalistes ne révèlent pas des informations sensibles à l'ennemi.”
Les États ont le devoir de protéger les journalistes qui couvrent les conflits armés, comme le rappelle la dernière résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur le sujet. Il est donc très décevant que ce manuel avance dans la mauvaise direction.
Il devient de plus en plus difficile et dangereux de travailler en tant que journaliste dans le monde. L’année 2014 a été marquée par des violences extrêmes contre les journalistes à l’échelle mondiale, notamment avec des mises en scène soignée de décapitations. Selon le bilan annuel de Reporteurs sans frontières, 66 journalistes ont été tués en 2014, dont deux tiers dans des zones de conflit.
Les auteurs du manuel ont minimisé sa valeur juridique en précisant que ce dernier “n’est pas un substitut a une pratique rigoureuse du droit. À mesure que des questions juridiques spécifiques se posent, les conseillers juridiques devraient prendre en compte la documentation juridique et politique appropriée (i.e., les traités, les décisions de justice, la pratique antérieure américaine, les règlements, et la doctrine), et devraient appliquer la loi aux circonstances factuelles spécifiques.” Le document d’environ 2000 pages a tout de même la capacité d’influencer l’interprétation et l’application du droit de la guerre au sein des forces militaires américaines.
Nous vous appelons à consulter les organisations de liberté de la presse et les médias afin de reprendre et modifier les sections du manuel relatives aux journalistes.
Je vous remercie d’avance, Monsieur le Secrétaire Carter, pour l’attention que vous porterez à cette lettre,
Christophe Deloire
Secrétaire Général