Estonie : inquiétude après une vague de départs dans le plus grand quotidien du pays

Cinq rédacteurs en chef de Postimees, le plus grand quotidien d’Estonie, ont quitté le journal en moins d’un an, reprochant à son propriétaire, Margus Linnamäe, de transformer le journal en un outil de propagande nationaliste. Reporters sans frontières (RSF) l’appelle à respecter l’indépendance éditoriale de sa rédaction.

En l'espace d'un an, cinq chefs de départements (enquêtes, sports, actualité économique, infos générales et responsable de l’éditorial) ont quitté ou ont été contraints de quitter Postimees, l’un des plus anciens et plus respectés quotidiens d'Estonie. Motif : un désaccord ou un conflit avec Margus Linnamäe, son propriétaire et un des seuls oligarques du pays qui a fait fortune dans l’industrie pharmaceutique avant d’acquérir un vaste empire médiatique contrôlé via sa société UP Invest.


Membre du parti conservateur Isamaa auquel il fait un don de 50 000 € en 2018,  Margus Linnamäe s’est donné pour mission de propager ses idées conservatrices et nationalistes en Estonie, notamment par le biais de Postimees. 


Toutes les opinions ne sont pas bonnes à dire, explique t-il régulièrement à la rédaction, mais seules les bonnes opinions méritent d’être relayées. En mai dernier, son équipe a fait modifier  la devise du quotidien : “Nous défendons la préservation du peuple, de la langue et de la culture estonienne à travers les âges”, s’affiche désormais chaque jour en une du quotidien.


Interrogé par RSF sur cette vague de départs, il minimise et affirme par la voix de sa porte-parole qu’il est “important de faire valoir les racines nationales.. et qu’il croit sincèrement que sa mission la plus importante est de garantir l’existence de la langue et de la culture estonienne et de mettre en avant cette valeur.” 


RSF s’inquiète qu’un propriétaire de médias puisse s’ingérer aussi ouvertement dans le contenu éditorial d’un journal et menacer ainsi son indépendance, déclare Pauline Adès-Mével, responsable de la zone Union européenne et Balkans de RSF. Faut-il rappeler à Margus Linnamäe que la charte de Munich des journalistes stipule qu’il ne faut jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ? De tels agissements pourraient menacer la position de l’Estonie, qui se situe aujourd’hui au 11e rang du classement de la liberté de la presse de RSF et bénéficie d’un climat favorable pour les journalistes.”


Les départs en série n’ont pas commencé avec l’arrivée de Margus Linnamae en 2015. Il a fallu attendre 2018 et le moment où l’homme a livré sa vision et ses idées pour que certains rédacteurs en chef entrent en conflit avec lui et se résignent à partir.


Neeme Korv est l'un d’entre eux. C’est l’un des plus anciens journalistes du quotidien, qui a collaboré avec tous les rédacteurs en chef de Postimees depuis l’indépendance du pays en 1991. Il était responsable des éditoriaux ces onze dernières années, jusqu’à ce qu’il décide de partir en décembre 2018. 


“Pour la première fois de ma carrière, je me suis trouvé face à un responsable de média qui n’était pas en mesure de gérer tous les aspects de la publication d’un journal,” déclare t-il, avant d’ajouter, qu’il a été le témoin de plusieurs entraves à la liberté de la presse au sein de Postimees, qu’il s’en est ému auprès de son propriétaire sans jamais obtenir de réponse. 


Il y a peu, juste avant les élections législatives, Margue Linnamäe a créé une nouvelle rubrique du journal intitulée «le journalisme d'expert» (Meie Eesti). Cette section qui défend une politique très conservatrice ne relève pas de la rédaction . Les “journalistes experts” fournissent un contenu suivant les demandes jugées “utiles” par le propriétaire du quotidien. Ces contenus mêlent souvent faits et opinions et ne promeuvent que certains points de vue. C’est Margus Linnamäe et ses proches qui ont personnellement recruté les personnes travaillant pour cette section,  sans consulter les responsables éditoriaux du journal.


Le conseil de presse estonien qui a reçu plusieurs plaintes de lecteurs a convenu que dans les pages du journal on trouvait pêle-mêle des articles basés sur des faits et des papiers d’opinion. 


Depuis qu'il a acheté Postimees, la rédaction a subi des pressions variées pour couvrir les événements liés à ses autres activités commerciales. L’homme d’affaires détient une grande librairie. Ainsi, lorsqu’un nouveau livre sort dans un de ses points de vente, les reporters de Postimees doivent retransmettre en direct l’événement, même s’il est sans intérêt pour le public, explique Mirjam Mäekivi, une ancienne responsable de la rédaction qui résume la situation : "Il me semble que le propriétaire Margus Linnamäe ne sait pas faire la différence entre ce qui caractérise le secteur de la pharmacie et celui du journalisme".


“J’avais souvent à répondre à des questions des lecteurs, des leaders d’opinion ou à des confrères de médias qui me demandaient pourquoi dans le journal se trouvait une section dont les articles n’étaient pas équilibrés journalistiquement, poursuit Neeme Korv. C'était très inconfortable pour moi.”


Reporters sans frontières s’est entretenue avec de nombreux responsables qui ont quitté Postimees, mais qui ont préféré garder l’anonymat, car l'Estonie est un petit pays et le marché des médias est extrêmement restreint. 

Publié le
Mise à jour le 05.07.2019