Entre vieux réflexes et avancées démocratiques, la presse roumaine à la croisée des chemins

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Quatorze ans après la chute de la dictature de Nicolae Ceausescu, la Roumanie peine à remplir les critères d'adhésion à l'Union européenne (UE), qu'elle espère intégrer en 2007. Dans son rapport 2003 sur les progrès réalisés par le pays sur la voie de l'adhésion, la Commission européenne a insisté sur la nécessité de progresser rapidement dans plusieurs domaines politiques, dont la réforme de l'administration, l'indépendance du pouvoir judiciaire, la lutte contre le trafic des êtres humains et la corruption, qui demeure "très répandue et touche tous les aspects de la société". La Commission s'est également dite préoccupée par certaines limites apportées à la liberté d'expression, dénonçant le manque d'indépendance des médias, l'extrême concentration de la presse et le harcèlement des journalistes par les autorités régionales.

Le Parlement européen (PE) est allé encore plus loin. Dans un premier temps, la baronne Emma Nicholson de Winterbourne, rapporteur de la Commission des Affaires étrangères, des droits de l'homme, de la sécurité commune et de la politique de défense, avait réclamé la suspension pure et simple des négociations avec la Roumanie. Puis, fustigeant la corruption, notamment au sein des responsables politiques, le trafic des adoptions internationales, les mauvais traitements dans les postes de police, le manque d'indépendance de la justice et de liberté des médias, son rapport adopté le 19 février 2004 adresse une sérieuse mise en garde au gouvernement. Celui-ci est sommé de garantir l'indépendance de la presse, de "porter un coup d'arrêt au contrôle économique des médias, qui a entraîné une autocensure", de "dépister les auteurs des attaques physiques de journalistes" et "d'engager des actions résolues contre le harcèlement et l'intimidation des journalistes".

Alarmée par le nombre croissant d'agressions contre les journalistes d'investigation en province et par les difficultés rencontrées par ceux qui tentent de couvrir en toute indépendance les sujets les plus sensibles pour le pays, en particulier à l'approche des élections locales, législatives et présidentielle de 2004, Reporters sans frontières s'est rendue en Roumanie afin de dresser un bilan des atteintes à la liberté de la presse et des conditions de travail des journalistes les plus critiques.

Une délégation de l'organisation s'est rendue à Timisoara (Ouest), Focsani (Est) et Bucarest, du 24 mars au 1er avril 2004. Reporters sans frontières a rencontré les plus hauts responsables de l'Etat, les autorités locales, les organisations roumaines de défense de la liberté de la presse, les syndicats et un grand nombre de journalistes.

D'une manière générale, la liberté de la presse pâtit des mauvaises relations entre les journalistes et les autorités, minées par une profonde méfiance réciproque, les uns se plaignant de déclarations officielles méprisantes envers la profession, de difficultés d'accès à l'information publique et de diverses pressions, tandis que les autres dénoncent des campagnes diffamatoires et le manque de professionnalisme des journalistes. Dans ce contexte, les atteintes les plus graves à la liberté de la presse ont lieu en province, où les médias sont paralysés par les conflits d'intérêts de leurs propriétaires et quatre journalistes d'investigation ont subi des agressions très violentes en 2003.

Sur le plan national, le pluralisme de l'information n'est pas assuré de manière satisfaisante dans le secteur audiovisuel public et privé, au détriment de l'opposition. Les journalistes des médias publics dénoncent des pressions importantes qui infléchissent la ligne éditoriale, tandis que l'endettement colossal des chaînes de télévision privées envers l'Etat représente une menace permanente pour leur indépendance.

La presse locale sous influence

De nombreux observateurs ont évoqué un processus de "berlusconisation" de la presse locale. Si elle compte plus de 100 journaux et autant de télévisions privées, rares sont les médias qui ne se trouvent pas, directement ou indirectement, sous le contrôle de responsables politiques. Très vulnérables du point de vue économique, les médias locaux ont été massivement rachetés par les "barons" du Parti social-démocrate (PSD), détenteurs du pouvoir économique et politique en province, décidés à faire main basse sur la presse après la défaite électorale du parti en 1996.

Une enquête, publiée dans l'hebdomadaire économique Capital le 18 mars 2004, a mis en évidence le contrôle exercé par le PSD sur les télévisions locales, la moitié d'entre elles ayant pour actionnaires principaux des responsables du parti au pouvoir, également hommes d'affaires. Sur 22 chaînes de télévision locales émettant dans 13 villes, 11 seraient contrôlées par le PSD et 5 par le Parti national libéral (PNL, opposition). A titre d'exemple, le maire de Bacau, Dumitru Sechelariu, détient Alfa TV, la télévision la plus influente de la région, tandis que son concurrent, Euro-TV, appartient à un homme politique du PNL. La seule télévision de Galati, TV Galati, est la propriété du directeur de l'administration des domaines publics de la mairie et vice-président du PSD local, Florin Paslaru. A Constanta, l'actionnaire unique de MTC Constanta est le ministère des Travaux publics, du Transport et du Logement, qui a investi près de 5 millions d'euros dans la chaîne en 2002. A Brasov, le pouvoir et l'opposition contrôlent chacun deux chaînes de télévision. Les villes plus importantes, comme Cluj-Napoca, Timisoara et Oradea, comptent des télévisions privées indépendantes avec une certaine audience, mais uniquement diffusées par câble.

Les télévisions locales n'ont que quelques heures de programmes propres par jour et retransmettent, le reste du temps, les émissions des chaînes privées nationales. Capital souligne la faiblesse des ressources économiques et de l'audience de ces télévisions, financées par la publicité de l'administration locale et par les entreprises des "barons" du PSD.

La situation de la presse écrite n'est guère meilleure. De nombreux journaux ont été rachetés, plus ou moins ouvertement, par des personnes proches du PSD. Selon une autre enquête réalisée par Manuela Preoteasa, publiée fin novembre 2002 dans Capital, la moitié des journaux de Bacau est contrôlée par des actionnaires ou des administrateurs impliqués politiquement. Le maire de la ville, Dumitru Sechelariu, qui détient des radios, une télévision et le quotidien Desteptarea, a reconnu que le journal avait beaucoup contribué à sa réélection, en 1996. A Piatra-Neamt, deux hommes d'affaires et députés PSD se partagent les médias locaux. Culita Tarata, un autre parlementaire du PSD, possède trois éditions locales de Monitorul à Neamt, Braila et Roman. Dans la région d'Olténie, le quotidien Gazeta de Sud est publié par un groupe dirigé par les frères Paunescu, proches du PSD.

Le réseau Nord-Est était, en 1998, le plus puissant groupe de presse locale, avec 18 éditions locales de Monitorul et des actionnaires sans affiliation politique. Ce réseau a été racheté par les hommes d'affaires Sorin Ovidiu Vantu et Mihai Iacob. Ce dernier, proche du gouvernement, aurait tenté d'influencer en sa faveur la ligne éditoriale des journaux. Refusant de céder à ces pressions, certains journalistes ont quitté le groupe et créé un nouveau titre, Ziarul. Mais les pressions n'ont pas cessé pour autant, comme le montre le cas de Ziarul de Vrancea, à Focsani.

Les journalistes de Monitorul de Vrancea ont quitté le réseau et créé le quotidien Ziarul de Vrancea en 2001. Son directeur, Corneliu Condurache, définit Ziarul de Vrancea comme la seule voix indépendante de la région, critique à l'égard du pouvoir, toutes tendances politiques confondues, et coutumière des enquêtes sur les activités financières des autorités locales. Les pressions ont commencé fin mars 2002, lorsque le conseil départemental a résilié unilatéralement le contrat qui autorisait la distribution du journal dans des kiosques publics, au motif que ce contrat n'était pas profitable pour la ville. La Poste et l'entreprise publique de distribution, Rodipet, ont également refusé de distribuer le journal. Le 22 avril 2002, la municipalité a demandé l'aide des forces de l'ordre pour détruire plusieurs points de vente appartenant à Ziarul de Vrancea. Les images des grues arrachant les kiosques auxquels s'étaient enchaînés des journalistes ont été largement médiatisées, faisant de Ziarul de Vrancea le symbole de l'oppression de la presse locale.

"Nous n'avons jamais voulu faire de concessions sur la liberté de l'information, car c'est la ligne du journal", a expliqué son directeur. "C'est le prix que nous payons, un prix sans précédent en Roumanie." Sur les 18 kiosques qui distribuaient le journal avant le 22 avril 2002, il n'en reste aujourd'hui que trois, qui font actuellement l'objet de contentieux avec la mairie. Cette situation, de l'aveu de Corneliu Condurache, n'a toutefois pas encore affecté les ventes du journal, assurées par des vendeurs ambulants. Mais depuis deux ans, les journalistes se plaignent de difficultés croissantes dans l'accès à l'information publique et de fortes pressions économiques, principalement sous la forme de contrôles fiscaux répétés et de boycott publicitaire. De plus, si les poursuites pour diffamation ont été abandonnées par les autorités, 52 plaintes ont été récemment déposées par la mairie contre le journal pour des problèmes administratifs et commerciaux. Pour Corneliu Condurache, ce harcèlement juridique et économique sert les intérêts du journal concurrent Monitorul de Vrancea, qui dispose d'un bon réseau de distribution et dont la directrice, Corina Trifan, est proche du président du conseil départemental, Marian Oprisan, membre du PSD.

Le maire de la ville, Decebal Bacinski, a admis que l'emploi de la force pour déloger les kiosques de Ziarul de Vrancea avait été une erreur, notamment en terme d'image. Mais il a rejeté avec force les accusations de censure de Corneliu Condurache, expliquant que la municipalité et le journal avaient établi un partenariat visant à offrir aux habitants de la ville un accès diversifié à la presse locale, mais qu'il ne s'agissait en aucun cas d'un contrat commercial autorisant les kiosques du titre à vendre aussi de l'alcool et des cigarettes. "Dans cette affaire, nous ne considérons pas Ziarul de Vrancea comme un journal, mais comme un agent économique qui n'a pas respecté ses engagements", a affirmé le maire. Mêmes arguments de la part de Marian Oprisan : le propriétaire du journal a détourné des fonds publics et cette affaire n'a rien à voir avec la liberté de la presse. M. Oprisan a d'ailleurs souligné qu'il avait renoncé à poursuivre Ziarul de Vrancea devant les tribunaux :"Aucun juge aujourd'hui en Roumanie n'a le courage de condamner un journaliste pour diffamation. Si on se tourne vers la justice, on nous accuse d'attenter à la liberté de la presse. Si un juge nous donne raison, alors les journalistes s'en prennent aux juges. Dans ce pays, on peut prouver qu'il y a des politiciens corrompus, des policiers corrompus, des juges corrompus, mais on ne peut pas prouver qu'il y a des journalistes corrompus." S'il reconnaît entretenir des liens d'amitié avec la directrice de Monitorul de Vrancea, il se défend en revanche d'avoir proféré des menaces contre des journalistes et d'avoir été à l'origine d'une campagne de dénigrement contre Silvia Vranceanu, correspondante à Focsani du quotidien national d'opposition Evenimentul Zilei. La journaliste, qui est également l'épouse d'un responsable local de l'opposition, affirme faire l'objet d'intimidations depuis que son journal a mis en cause les membres locaux du PSD. Elle accuse M. Oprisan de l'avoir menacée par téléphone de diffuser à la presse une cassette la montrant dansant nue dans une fête privée, huit ans auparavant. En août 2002, la chaîne privée OTV avait diffusé ces images, tandis que Monitorul de Vrancea suggérait en première page que la journaliste avait tourné dans un film pornographique. La directrice du journal, Corina Trifan, a nié, quant à elle, avoir jamais reçu la moindre pression de la part du conseil départemental et affirmé travailler en toute indépendance. Il n'en demeure pas moins que les deux quotidiens rivaux de cette ville d'environ 100 000 habitants se livrent une guerre sans merci, à coups d'articles diffamatoires et injurieux.

Les journalistes d'investigation locaux en danger

Les journalistes d'investigation sont les premières victimes des conflits d'intérêts entre les fonctions publiques et les intérêts privés des propriétaires de médias. Sorin Ozon, Liviu Avram et Stefan Candea ont réalisé, début mars 2004, une enquête pour le Centre roumain pour le journalisme d'investigation (CRJI) dans douze villes du pays. Leur conclusion est accablante : le journalisme d'investigation est sur le point de disparaître dans la presse locale. "Des journalistes insuffisamment expérimentés, prêts aux compromis, des propriétaires avides, des politiciens corrompus et des hommes d'affaires imposant une pression extraordinaire sur les journalistes : chacun d'entre eux a sa part de responsabilité", indique le CRJI. Le salaire mensuel de ces journalistes ne dépasse pas 200 euros, ce qui les rend particulièrement vulnérables à la corruption et les incite souvent à bâcler leur travail. Selon le CRJI, le journalisme d'investigation local se résume trop souvent à la publication d'informations non vérifiées, agressives et partiales. La seule possibilité pour les journalistes d'investigation de faire leur métier dans des conditions normales est de travailler pour les médias nationaux, qui traitent désormais régulièrement certains sujets locaux devenus de véritables tabous en province.

Mais ces journalistes font face à une réelle insécurité. En 2003, quatre d'entre eux, qui enquêtaient sur des affaires de corruption impliquant des hommes politiques ou des hommes d'affaires locaux, ont été victimes d'attaques extrêmement violentes. Cette série d'agressions a débuté à Petrosani (Centre-Ouest), où Carmen Cosman, du quotidien Romania Libera, et Marius Mitrache, correspondant pour Evenimentul Zilei, ont été attaqués en pleine rue, à quelques mètres du commissariat de police, le 25 juillet 2003, alors qu'ils s'apprêtaient à partir en reportage. Les journalistes, sérieusement blessés par des coups violents portés à la tête et sur le corps, avaient dévoilé plusieurs affaires de corruption au sein du pouvoir local impliquant également des responsables de la compagnie minière de la vallée de Jiu.

L'agression contre Ino Ardelean, de l'édition locale d'Evenimentul Zilei à Timisoara, a suscité de très vives réactions dans le pays. Le 3 décembre 2003 dans la soirée, sur le chemin de son domicile, le journaliste a été violemment battu par des inconnus, jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Il a été hospitalisé suite à de multiples blessures à la tête, dont une double fracture de la mâchoire. Spécialisé dans les enquêtes sur la politique locale et les affaires de corruption, reconnu par ses collègues comme l'un des rares journalistes d'investigation de la région, Ino Ardelean dénonce régulièrement l'implication d'hommes politiques locaux, en particulier du PSD, dans divers trafics illégaux. Il a en particulier écrit de nombreux articles sur Eugen Milutinovic, le dirigeant départemental du PSD. Le journaliste avait fait l'objet d'accusations très dures dans le quotidien progouvernemental Prima Ora, dont le président du conseil départemental, Ioan Sipos, détient 30 % des parts. Selon ce dernier, les articles publiés sur Ino Ardelean relèvent d'un "duel normal entre journalistes" et non, comme le pense la victime, d'une véritable incitation à la violence. Prenant pour exemple le cas de Silvio Berlusconi en Italie, M. Sipos a affirmé à Reporters sans frontières que ce conflit d'intérêts n'avait aucune conséquence sur la liberté de la presse et le pluralisme de l'information, les journalistes de Prima Ora étant libres d'écrire ce qu'ils souhaitent, y compris sur lui-même, "à condition qu'ils aient des preuves". Pour lui, l'agression d'Ino Ardelean n'est pas le fait d'hommes politiques locaux. Le journaliste et le directeur d'Evenimentul Zilei, Cornel Nistorescu, sont au contraire convaincus de l'implication d'Eugen Milutinovic dans cette agression. "C'est une année très dure, ça n'a jamais été aussi dur. Aucun journaliste d'investigation ne peut publier ses enquêtes dans la presse locale, contrôlée par le PSD", a confié Ino Ardelean.

Le Président, Ion Iliescu, et le Premier ministre, Adrian Nastase, ont officiellement condamné cette agression. Le 23 décembre, soit presque trois semaines après les faits, M. Nastase a déclaré :"Il est inadmissible de se venger, d'utiliser la violence physique, pour répondre à quelqu'un. Ceci est inacceptable dans une société civilisée." Le Premier ministre a ajouté : "Si un simple article était une raison pour se battre, je devrais me battre avec des journalistes tous les jours." Après leur avoir adressé un ultimatum, le Premier ministre a limogé trois responsables de la police de Timisoara le 5 mars pour avoir échoué à identifier et arrêter les auteurs de l'agression. Le ministre de l'Intérieur, Ioan Rus, qui a indiqué que l'affaire était désormais suivie par la police criminelle centrale, a affirmé à Reporters sans frontières que plus de 800 témoins avaient été entendus et que la collaboration d'Interpol, d'Europol et du FBI avait été sollicitée. Le ministre a reconnu que cette affaire posait à la police un "problème d'efficacité et d'image", et s'est déclaré conscient de la nécessité de la résoudre au plus vite. Il a précisé que plusieurs pistes étaient envisagées mais que, à ce stade de l'enquête, aucune preuve tangible n'avait pu être apportée. Soulignant que le journaliste avait écrit des articles critiques sur plusieurs personnalités politiques et non pas sur une seule, il a assuré que les autorités feraient preuve d'une "tolérance zéro" envers les agresseurs, qui seront sanctionnés "sans aucune discrimination ni protection politique".

Cette pression exercée par les autorités afin d'identifier les agresseurs laisse Ino Ardelean très sceptique. Il estime qu'elle risque de pousser la police à inventer un responsable, alors même que, selon lui, elle connaît déjà le coupable. Le journaliste dénonce les liens extrêmement étroits, au niveau local, entre la police, le PSD et les juges :"N'importe quel journaliste qui voudra écrire quelque chose sur ce gang dans un journal national sera agressé le lendemain." Il a porté plainte contre la police pour négligence, le 12 janvier 2004, et réclame environ 1 250 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice moral et environ

1 250 euros de dommages matériels.

La fin de l'année 2003 a été marquée par une nouvelle agression, également très violente. Le 26 décembre, Zoltan Szondy, du quotidien de langue hongroise Harghita Nepe, déjà agressé en septembre, a été frappé à coups de barre de fer par des inconnus dans la cage d'escalier de son immeuble, à Miercurea Ciuc (Centre). Il a été hospitalisé suite à des lésions graves à la tête et aux bras. Le journaliste, qui est par ailleurs engagé en politique, enquêtait sur les activités d'un homme d'affaires de la ville, Csibi Istvan. Soupçonné d'avoir commis plusieurs délits, dont l'agression du journaliste, M. Istvan a été placé en garde à vue le 23 avril 2004.

Lors de leurs entretiens avec Reporters sans frontières, le 31 mars, le président de la République et le Premier ministre ont exprimé leur indignation face aux agressions de journalistes et leur volonté de sanctionner les responsables. Tout en estimant que "faire du journalisme, c'est prendre un certain risque", le président Iliescu a, en particulier, condamné l'agression d'Ino Ardelean, précisant que si la preuve était faite de l'implication de forces politiques dans cette affaire, ce serait "très grave". Le ministre de l'Intérieur a recensé 44 cas d'agression contre des journalistes entre 2000 et 2004. Les auteurs ont été identifiés dans 24 cas, qui font aujourd'hui l'objet de procès. Le ministre a affirmé que sur ces 24 cas, 20 n'étaient assurément pas liés à l'activité professionnelle des journalistes. Il reste 20 agressions non élucidées à ce jour, dont 10 peuvent constituer, selon lui, une atteinte à la liberté de la presse.

Par ailleurs, le corps de Iosif Costinas, 62 ans, journaliste d'investigation pour le quotidien Timisoara, disparu depuis le 8 juin 2002, a été retrouvé dans une forêt à proximité de Timisoara, le 20 mars 2003. Il a été identifié, le 4 juin, par l'Institut de médecine légale de Timisoara, sur la base d'un test ADN. La police a conclu que Iosif Costinas, dont le squelette ne portait aucune trace de violences, "s'est suicidé en ingurgitant des médicaments". Une boîte de somnifères et une bouteille d'alcool avaient en effet été retrouvées près de son corps. Oscar Berger, directeur du quotidien, et Malin Bot, du journal local Focus Vest, n'accordent aucun crédit à la thèse du suicide. Selon eux, le journaliste aurait pu être assassiné à cause de ses enquêtes sur la présence d'anciens membres de la Securitate (police secrète communiste) à des postes à responsabilité. Tout en reconnaissant que le journaliste avait des problèmes d'alcool et qu'il ne leur avait pas fait part de la découverte d'informations récentes et susceptibles de le mettre en danger, ils considèrent qu'il n'était pas dépressif et que la police n'a pas mené une enquête approfondie sur les circonstances de sa mort. Les deux hommes estiment notamment que le cadavre aurait été découvert beaucoup plus tôt s'il s'était effectivement trouvé depuis 10 mois sur le lieu de la découverte du corps, à quelques mètres d'une voie ferrée, dans une forêt. Après s'être rendue sur les lieux et s'être entretenue de cette affaire avec le chef de la police locale, Dorel Andras, et de nombreux journalistes, Reporters sans frontières considère que rien ne permet, à ce jour, d'affirmer que cette affaire a un lien avec les activités journalistiques de Iosif Costinas.


L'audiovisuel privé fragilisé par des dettes colossales envers l'Etat

Les télévisions privées ont contracté des dettes colossales envers l'Etat, sous la forme d'impôts ou d'autres contributions publiques (assurances par exemple) impayés, dont le total s'élève à plus de 17 millions d'euros. Selon les données du ministère des Finances du 9 janvier 2004, publiées par l'organisation Romanian Academic Society (SAR), les dettes qui devaient être remboursées avant le 30 septembre 2003 ont presque toutes été rééchelonnées.

Les dettes des télévisions privées envers l'Etat

|Amerom Television SRL

( Prima TV ) |255,206,936,022 ROL

(environ 6 300 000 euros) |Procédure de paiement coercitif en cours |

|Media Pro International SA

( Pro TV ) |234,293,918,492 ROL

(environ 5 700 000 euros) |Rééchelonnement |

|Antena 1 SA

( Antena 1 ) |57,776,578,624 ROL

(environ 1 400 000 euros) |Rééchelonnement |

|Corporatia Pentru Cultura Si Arta Intact SA ( Antena 1 ) |51,257,023,493 ROL

(environ 1 250 000 euros) |Rééchelonnement |

|Rieni Drinks SA

( National TV ) |46,200,537,990 ROL

(environ 1 100 000 euros) |Rééchelonnement |

|Scandic Distilleries SA

( National TV ) |43,151,393,401 ROL

(environ 1 000 000 d'euros) |Procédure de paiement coercitif en cours |

|Rosal Grup SRL

( Realitatea TV ) |16,446,491,632 ROL

(environ 400 000 euros) |Rééchelonnement |

Source : Romanian Academic Society / ministère des Finances, 9 janvier 2004.

Tous les responsables de télévisions privées rencontrés par Reporters sans frontières ont affirmé que ces dettes n'avaient jamais été utilisées comme moyen de pression par les autorités. Pour Adrian Sarbu, directeur de la principale chaîne, Pro TV, les gouvernements successifs ont tenté d'exercer des pressions, mais la ligne éditoriale de la télévision n'en a jamais été affectée. Mihai Codreanu, qui anime un talk-show sur Pro TV, a expliqué que, si sa chaîne évite les sujets politiques, c'est uniquement pour ne pas perdre d'audience, les téléspectateurs n'étant plus intéressés par la politique. Plusieurs journalistes ont pourtant fait remarquer que, en 2002, alors que la Roumanie commençait ses négociations en vue d'adhérer à l'OTAN, la chaîne avait diffusé pendant plusieurs mois une émission intitulée "Pro Vest", qui vantait les efforts du gouvernement pour intégrer l'Alliance atlantique.

Le directeur d'Antena 1, Sorin Oancea, a relevé que le rééchelonnement d'une dette publique est un processus légal et qu'il ne s'agit pas d'une faveur de la part du gouvernement. "Il n'y a pas de pressions politiques sur Antena 1, mais je dois reconnaître que nous sommes dans une bonne situation, nous faisons partie d'un grand groupe de médias", a-t-il assuré.

Dans une lettre ouverte à la baronne Nicholson, datée du 24 février 2004, l'organisation Romania Think Tank (RTT), qui analyse l'état de droit et l'économie de marché, a affirmé que ces dettes compromettent gravement l'indépendance des médias. Au lieu d'exiger le remboursement de ces sommes, le gouvernement a préféré rééchelonner les dettes "en échange d'une complaisance politique". RTT dénonce une forme de subvention illégale, le gouvernement utilisant des fonds publics pour acheter le contrôle des médias privés. L'organisation a demandé au gouvernement de réclamer le paiement de ces dettes avant le

31 mai 2004.

Si un tel niveau d'endettement constitue indéniablement un moyen de pression économique considérable, ce problème ne peut être réglé aisément : l'annulation des dettes serait difficilement justifiable vis-à-vis des autres acteurs économiques du pays, tandis que l'exigence, de la part de l'Etat, d'un remboursement immédiat aurait très vraisemblablement pour conséquence la fermeture d'un nombre important de médias.

Le pluralisme de l'information menacé

Une étude réalisée par l'Agence de monitoring de la presse (MMA), une organisation non gouvernementale locale, montre que le pluralisme de l'information n'est pas assuré de manière satisfaisante dans le secteur audiovisuel. MMA a analysé les informations diffusées en prime time sur les chaînes de télévisions privées Antena 1, Prima TV, Pro TV et Realitatea TV, ainsi que sur la chaîne publique Romania 1. Le monitoring, qui porte sur la période du 15 au 28 janvier 2004, montre que les deux chaînes les plus regardées, Pro TV et Romania 1, présentent majoritairement des informations sur les dirigeants du parti au pouvoir, le président Ion Iliescu, et le Premier ministre Adrian Nastase. Les leaders du PSD ont 62 % de plus de temps d'antenne que ceux de l'opposition sur Pro TV et 58 % sur Romania 1. En outre, aucune information négative n'a été diffusée à propos de MM. Iliescu et Nastase sur l'ensemble des chaînes pendant la période examinée. Les autres membres du parti au pouvoir sont représentés de manière plus équilibrée.

L'organisation Romanian Academic Society (SAR) affirme, dans son rapport 2004, que les télévisions pratiquent l'autocensure en évitant toute forme de critique des autorités. SAR estime que, à de rares exceptions près, la critique du gouvernement, du Président ou du Premier ministre en prime time est devenue impossible, alors qu'elle était habituelle à l'époque du précédent gouvernement de centre droit, de 1996 à 2000. Pour échapper aux pressions, les directeurs des télévisions se sont réfugiés dans un style tabloïd et évitent les sujets politiques. Mais, selon SAR, les journaux télévisés sont de moins en moins suivis et connaissent une perte d'audience de près de 20 % par rapport à 2000.

Le président du Conseil nationaldel'audiovisuel(CNA),RaluFilip, chargé notammentdeveillerau pluralismedel'information dans l'audiovisuel,a expliquéque, depuis quatorze ans, les règles en la matière n'avaient pas été fixées. Conscient du problème, le Conseil a adopté, le 9 mars 2004, le critère des "trois tiers" pour l'opposition, le parti au pouvoir et le gouvernement, et un nouveau système de monitoring des informations devrait être mis en place fin avril. Dans sa "décision concernant l'assurance de l'information correcte et du pluralisme", le CNA se fixe pour obligation "d'assurer le respect d'une expression pluraliste des idées et des opinions, ainsi que le pluralisme des sources d'information du public", et rappelle que les radios ont "l'obligation d'informer le public en présentant correctement et de façon impartiale les faits et les événements".

En décembre 2003, le CNA avait déjà mis fin à une situation emblématique de l'imbrication des sphères politique et médiatique en Roumanie. Le Conseil avait en effet interdit l'émission d'Adrian Paunescu, ancien poète de Nicolae Ceaucescu, sénateur PSD et président de la Commission Culture et Médias du Sénat. Intitulé "Bataille pour la Roumanie", ce programme hebdomadaire, qui n'avait pas de durée déterminée, était animé depuis mars 2003 par le sénateur sur la chaîne privée Realitatea TV, et pouvait durer plusieurs heures. Dans sa décision, le CNA a estimé que les parlementaires et les fonctionnaires n'étaient pas autorisés à produire ou à animer des programmes d'information. M. Paunescu avait animé plusieurs talk-shows dans le passé, notamment sur Antena 1 et Pro TV.

Mais Ralu Filip a précisé que le Conseil a attribué le plus grand nombre de licences d'Europe, et considère que l'origine des problèmes de l'audiovisuel est davantage économique que politique, en raison du nombre trop élevé de télévisions et de radios pour des ressources financières et publicitaires insuffisantes. Gabriela Stoica, membre du CNA, a estimé que l'argument de la pression politique était devenu un "slogan électoral", alors que le véritable danger pour la liberté de la presse réside dans les pressions économiques et financières, qui pèsent sur les relations entre les journalistes et leurs patrons.

Mircea Toma, directeur de MMA et journaliste pour l'hebdomadaire Academia Catavencu, et Manuela Preoteasa, spécialiste des questions économiques, ont par ailleurs relevé que la propriété de certaines sociétés étrangères, organisations non gouvernementales ou fondations qui financent des télévisions et des radios privées reste secrète à ce jour. Ce manque de transparence contribue grandement à douter de l'indépendance réelle de ces médias.

Les médias publics censurés ?

Le problème du pluralisme de l'information est particulièrement sensible au sein de la radio publique. Une enquête de l'hebdomadaire Capital, publiée en septembre 2003, montre que sur les 331 informations diffusées dans le journal de 7 heures, du 4 août au 6 septembre 2003, 97 portaient sur les principaux membres du gouvernement, dont 21 sur le Premier ministre, Adrian Nastase. Cette période de l'année couvrait une partie des vacances de M. Nastase et le début des activités du gouvernement (15 août). L'hebdomadaire affirmait que les informations diffusées sur Radio Romania n'étaient que le résultat de compilations de communiqués de presse et de synthèses de conférences de presse, aucun journaliste n'ayant pris l'initiative de ces sujets. Pendant la période examinée, le journal n'avait pas donné la parole à des analystes indépendants ou critiques à l'égard du gouvernement. Rarement interviewés en direct, les représentants de l'opposition n'étaient intervenus que pour faire de brèves déclarations.

Bogdan et Cerasela Radulescu, de Radio Romania, ont dénoncé la censure politique exercée par le directeur de la station, Dragos Seuleanu. Ils ont affirmé que le gouvernement cherche à contrôler la radio publique depuis les élections de 2000. Bogdan Radulescu a préféré quitter le service politique de la radio pour échapper aux pressions qu'il subissait de la part de sa hiérarchie pour "faire la propagande du gouvernement" et contribuer au "culte de la personnalité" autour du Premier ministre. Il a évoqué la "servitude volontaire" des dirigeants de la radio, des ordres directs reçus des dirigeants du PSD et une "protestation silencieuse" des journalistes, ceux qui osent s'exprimer publiquement étant progressivement marginalisés, dénigrés ou poussés dehors. "Rejoindre le service étranger a été pour moi une bouffée d'oxygène. Il était impossible d'exister professionnellement dans de telles conditions", a-t-il confié à Reporters sans frontières. Selon lui, le directeur de la radio aurait déclaré, au cours de l'une de ses premières réunions internes, en 2001, que la station ne diffusait pas pour le public, mais pour les décideurs. Une information que M. Seuleanu a démentie.

Rodica Madosa, ancienne rédactrice en chef du journal de la radio publique, a également accusé son directeur d'avoir influencé et contrôlé les informations diffusées sur Radio Romania Actualitati. Selon elle, la qualité de l'information et le climat régnant au sein de la radio se sont sérieusement détériorés depuis la nomination de Dragos Seuleanu : "La loi a été enfreinte quand le précédent conseil d'administration a été démis abusivement, deux ans avant la fin de son mandat. (…) M. Seuleanu n'hésite pas à se servir des moyens de propagande écrasants dont il dispose." La journaliste a dénoncé "l'intervention du PDG dans tous les programmes d'information de la matinée" et contesté la rupture "précipitée" de son contrat de travail, deux mois avant sa mise à la retraite.

Cerasela Radulescu, journaliste au service politique, a dénoncé une "manipulation quotidienne des informations, systématiquement censurées, orientées ou détournées afin de servir les intérêts du gouvernement et du parti au pouvoir, au détriment de l'opposition mais surtout du public, privé d'une information correcte et impartiale sur des sujets essentiels pour le pays", comme la corruption ou le processus d'adhésion à l'UE.

A titre d'exemple, la journaliste a affirmé que l'affaire Bechtel, ainsi que les déclarations du rapporteur du Parlement européen, Emma Nicholson, à Bucarest, sur l'adhésion de la Roumanie à l'UE, avaient été présentées de manière totalement biaisée par la radio publique. Le 5 février 2004, les médias privés nationaux et internationaux ont mentionné le fait que la Commission européenne avait ouvert une enquête concernant le cadre législatif en vigueur en Roumanie pour l'octroi des marchés publics, suite à un accord conclu en décembre 2003 entre le gouvernement roumain et la compagnie américaine Bechtel pour la construction d'une autoroute, et qui n'aurait pas été soumis à un appel d'offres. Selon Cerasela Radulescu, la radio publique a passé cette affaire sous silence. La journaliste a appelé le correspondant de Radio Romania à Bruxelles, s'étonnant de ne pas avoir reçu cette information et, suite à cette intervention, la radio a évoqué l'affaire dans le journal de 19 heures. Une dépêche de l'agence de presse interne de la radio publique, Rador, reprenait les termes employés par la radio :"La Commission a ouvert une enquête se référant au cadre législatif en vigueur en Roumanie dans le cas des contrats publics." L'affaire Bechtel n'était pas directement mentionnée.

Autre exemple, le 9 février 2004, Emma Nicholson a tenu une conférence de presse à Bucarest, après s'être entretenue avec le Premier ministre. Une dépêche de l'Agence France-Presse (AFP) indiquait que Mme Nicholson avait déclaré maintenir sa proposition de suspendre les négociations d'adhésion, rappelant que "les pays de l'UE n'exportent pas leurs enfants", et critiquant la manière "inacceptable et inappropriée" dont les autorités ont géré le moratoire sur les adoptions internationales ainsi que l'implication du Président et du Premier ministre dans ce dossier, avant de réclamer une réforme urgente du système judiciaire et administratif. Les médias privés roumains et la presse internationale ont largement repris ces déclarations au vitriol. Mais, selon Cerasela Radulescu, les journaux de 18 heures et de 22 heures de Radio Romania ont préféré diffuser uniquement les propos les plus positifs d'Emma Nicholson à l'issue de son entretien avec le Premier ministre :"Nous sommes tombés d'accord sur le fait que beaucoup de progrès avaient été accomplis par la Roumanie mais qu'il restait encore beaucoup à faire. Nous avons soulevé le problème de la justice et des lois obsolètes, de la corruption, et le Premier ministre m'a assuré qu'on prendrait réellement des mesures dans ce sens, tant sur le plan national qu'international. Nous avons discuté des progrès concernant les droits de l'enfant et de ce qui restait à faire" (journal de 22 heures, 9 février 2004).

En réaction aux accusations portées publiquement par Cerasela Radulescu contre la radio publique lors de la conférence de presse de Reporters sans frontières à Bucarest, le

31 mars, et reprises par le quotidien Evenimentul Zilei, le président du CNA, Ralu Filip, a convoqué la journaliste et le directeur de la radio, le 6 avril. A l'issue de cette rencontre, le CNA a émis une recommandation, dans laquelle il demande à la radio publique de respecter la décision du Conseil du 9 mars 2004 "concernant l'assurance de l'information correcte et du pluralisme". Le Conseil a également appelé le directeur de la radio à respecter et à mettre en application le code professionnel des journalistes de la radio publique, qui interdit la censure et stipule que les journalistes doivent refuser toute forme de pression visant à dissimuler, déformer ou manipuler une information. Enfin, le CNA a demandé que soient publiés, à la fin de chaque mois, les résultats du monitoring interne de la station sur le temps de parole accordé au gouvernement, au parti au pouvoir et à l'opposition. M. Filip a toutefois précisé à Reporters sans frontières que la preuve d'une censure n'avait pas été apportée puisque les enregistrements des informations de la radio publique n'avaient pu être fournis, les faits remontant à plus de 30 jours. Tout en regrettant que la journaliste n'ait pas dénoncé les faits au moment où ils se sont produits, le président du CNA a souligné que c'était la première fois depuis quatorze ans que la radio publique recevait un tel avertissement. Par ailleurs, le CNA a assuré à Reporters sans frontières qu'il entendait rendre prochainement un avis sur la diffusion par la radio publique, le 29 mars, d'une intervention d'Adrian Nastase à l'occasion d'une réunion des Jeunesses du PSD. Interrompant ses programmes, Radio Romania avait alors retransmis pendant plus de 30 minutes les déclarations du responsable du PSD, qui s'apparentaient, selon de nombreux observateurs, à un discours de campagne électorale.

Le directeur de la radio, Dragos Seuleanu, a, pour sa part, rejeté l'ensemble de ces accusations, expliquant qu'elles sont le fait d'une minorité de journalistes qui acceptent mal sa politique de réforme et de modernisation de Radio Romania. Quant à la représentation politique sur les ondes de la station, Dragos Seuleanu a estimé que ce sont les hommes politiques qui n'utilisent pas le temps de parole qui leur est accordé, car ils n'ont "pas de messages à transmettre à la population", alors que le gouvernement est au contraire très actif, en raison de l'agenda politique chargé, tant sur le plan local qu'au niveau international. "Nous ne sommes que des diffuseurs, nous ne pouvons pas générer des débats. Je ne pense pas que nous fassions de la propagande, nous cherchons seulement à couvrir des événements", a-t-il affirmé. Quand Reporters sans frontières l'a mis en garde contre la tentation de renouer avec les vieux réflexes d'une époque révolue, le directeur de la radio publique a rétorqué : "J'ai parfois l'impression que les journalistes n'ont pas changé non plus, depuis Ceaucescu !"

La télévision publique (TVR) est également accusée d'être largement favorable au gouvernement. L'influence de TVR sur la population est considérable, près de la moitié des foyers n'ayant pas accès au câble, qui diffuse les chaînes de télévisions privées([Les télévisions privées sont diffusées par câble et par satellite uniquement. Taux de pénétration du câble : 45 % des foyers, 78,5 % dans les zones urbaines, 17 % dans les zones rurales (source : ministère de la Communication et de l'Information, 10 novembre 2003). )]. Theodor Stolojan, leader du PNL, a exprimé sa vive inquiétude, en cette année électorale, face à la faiblesse de la représentation de l'opposition sur les antennes des médias publics. Il a indiqué n'avoir été invité à participer à des émissions sur la télévision publique qu'à deux reprises en trois ans et demi. Selon Mona Musca, députée PNL et membre de la commission Culture, Arts et Médias de l'Assemblée nationale, les débats du Parlement européen sur l'adhésion de la Roumanie à l'UE n'ont été traités qu'en sixième ou septième position dans le journal télévisé de TVR, et toujours de manière positive, alors qu'un reportage de huit minutes a été consacré, au même moment, aux aspects négatifs de la Bulgarie, également candidate à l'UE pour 2007. Selon la députée, la télévision publique s'est "livrée à une campagne électorale au lieu de refléter la réalité".

Fin 2003, la suppression de l'émission "Masina de Tocat" ("La machine à broyer") de Stelian Tanase a provoqué la colère de l'opposition. Cet analyste politique libéral a animé un talk-show en prime time pendant trois mois, en invitant à plusieurs reprises des représentants de l'opposition. Le secrétaire général du parti au pouvoir, Dan Matei-Agathon, n'a pas hésité à contester cette émission à plusieurs reprises. Dans une lettre ouverte à Valentin Nicolau, président-directeur général de la Société roumaine de télévision, le 5 décembre 2003, M. Matei-Agathon a demandé des excuses publiques et la démission du directeur de TVR suite à une émission au cours de laquelle la fête nationale roumaine avait été traitée de manière "ironique" : "On n'a probablement pas bien compris le fait que la fête Nationale était aussi celle de TVR, qui a choisi, dans cette émission, de traiter ce sujet sur un mode ironique. Cette émission a repris le style d'autres chaînes de télévision - comme Antena 1 par exemple - qui , pour des raisons liées à l'affiliation politique de ses patrons, a préféré traiter d'une manière humoristique l'anniversaire des 85 ans de la Grande Union de 1918. Si, dans le cas de ces chaînes, on peut parler au moins d'irresponsabilité et de manque évident de patriotisme de certains patrons et journalistes, le cas de TVR représente une chose beaucoup plus grave : l'abdication du statut de télévision d'intérêt public."

Le contrat du journaliste, qui expirait fin décembre, n'a pas été renouvelé. Les deux dernières émissions de l'année, qui portaient sur la Révolution de 1989 avec des invités membres du PNTCD (parti des paysans chrétiens-démocrates), ont été annulées. "Je suis un libéral mais, dans mon programme, je n'étais pas contre le gouvernement", a expliqué Stelian Tanase. "J'ai le même sentiment qu'il y a vingt ans, quand les communistes censuraient mes livres. Je me sentais isolé, le pouvoir me surveillait. Je ressens la même agressivité aujourd'hui envers les journalistes", a-t-il ajouté.

Lucian Sarb, directeur de l'information à TVR, a justifié la suppression de cette émission par la faiblesse de son taux d'audience, autour de 3 %, et assuré que la télévision publique n'avait été soumise à aucune forme de pression dans cette affaire. Selon lui, l'asservissement de TVR au pouvoir est "une pure légende" systématiquement agitée par l'opposition, quelle qu'elle soit, en période électorale. Selon lui, les problèmes de TVR sont les mêmes, ni plus ni moins, que ceux rencontrés par les télévisions publiques européennes comme la RAI en Italie, l'ORF en Autriche ou encore TVE en Espagne. Le journaliste a précisé que seuls 30 % des journalistes de TVR travaillaient déjà sous le régime de Ceaucescu et que la jeune génération n'a aucun "complexe" vis-à-vis de la liberté de la presse.

Une presse écrite nationale mieux armée contre les pressions

Héritage lourd de symboles, la plupart des rédactions des quotidiens nationaux sont réunies dans un bâtiment de type stalinien, propriété de l'Etat. Cristian Tudor Popescu, président du Club de la presse et directeur du quotidien Adevarul, a indiqué qu'il avait demandé au Premier ministre de vendre le bâtiment aux différentes publications. Les responsables des journaux ne se plaignent pas particulièrement de cette situation, le loyer versé à l'Etat étant moins cher qu'en ville et les autorités n'ayant, selon eux, jamais profité de cette situation pour exercer des pressions sur leur ligne éditoriale.

La presse écrite nationale jouit d'une grande liberté par comparaison avec la presse locale. Définie par de nombreux observateurs comme la seule forme réelle d'opposition politique, elle se montre plus respectueuse du pluralisme de l'information que l'audiovisuel. Mais les relations entre la classe politique et la presse ne sont pas sereines pour autant. A cet égard, la Journée internationale de la liberté de la presse, le 3 mai 2003, a été marquée par un incident révélateur. Ce jour-là, Dan Matei-Agathon, à l'époque ministre du Tourisme et vice-président du PSD, a menacé, lors d'une conversation téléphonique, une journaliste du quotidien Adevarul, Sanziana Ionescu, de supprimer les contrats publicitaires provenant du ministère dont il avait la charge si elle écrivait encore un article critique envers lui. La dépendance des journaux envers le marché publicitaire public est souvent dénoncée comme étant une source de pressions importante.

Mais les journalistes se plaignent surtout du nombre élevé de poursuites pour diffamation, qui les incitent à une forte autocensure. Le code pénal en vigueur prévoit des peines maximales d'un à quatre ans de prison pour des délits d'offense et de diffamation, notamment envers les fonctionnaires, les représentants de l'Etat ou encore les symboles de la nation. En mai 2003, le gouvernement a soumis au Parlement un projet de réforme du code pénal qui prévoyait la dépénalisation des délits d'offense et de diffamation. Le texte introduisait toutefois le délit de propagation d'"informations fausses ou partiales à l'étranger qui nuisent aux intérêts et à l'honneur de la nation", passible d'une peine d'un à cinq ans de prison. Le 30 mars 2004, la Chambre des députés a dépénalisé le délit d'offense et supprimé les peines de deux mois à deux ans de prison pour diffamation. Celle-ci reste toutefois un délit pénal, passible d'amendes. Bien que peu de procès aboutissent à des condamnations, les amendes peuvent s'élever à 3 000 euros et les dommages et intérêts atteindre des montants disproportionnés par rapport au salaire mensuel moyen d'un journaliste, qui est seulement de 200 euros.

De leur côté, les responsables politiques et les hommes d'affaires dénoncent la multiplication d'articles diffamatoires les accusant sans preuves de corruption, ou encore d'avoir appartenu à la Securitate. Selon le président Iliescu, la génération de journalistes apparue après la Révolution manque "de professionnalisme, de crédibilité et de responsabilité". Si la qualité du travail journalistique est discutable, force est de constater que, d'une manière générale, les autorités tolèrent mal les critiques de la presse, nationale comme internationale, à laquelle elles reprochent de ternir l'image de la Roumanie en insistant exclusivement sur les aspects négatifs du pays. Cette attitude a donné lieu à plusieurs excès de la part de hauts responsables de l'Etat. En 2002, le ministre de la Défense avait envoyé un communiqué aux journaux ayant repris un article du Wall Street Journal qui suggérait que l'OTAN se méfiait de la police secrète roumaine, affirmant : "La vie est trop courte et votre santé trop précieuse pour les gaspiller avec des débats émotionnellement éprouvants." La même année, un quotidien avait publié un document du Conseil suprême de la Défense (CSAT), intitulé "Stratégie visant à contrecarrer les attaques à l'encontre de la Roumanie", qui accusait la presse de "porter atteinte à l'image du pays" et d'accorder une "attention excessive aux affaires liées à la corruption, au trafic des êtres humains ou aux adoptions internationales".

Conclusion

Entre les vieux réflexes hérités de la période dictatoriale et les avancées réelles vers les standards européens, la liberté de la presse n'a pas encore trouvé une place satisfaisante. La classe politique dirigeante, très soucieuse de préserver son image auprès de l'Union européenne et de l'opinion publique en cette année électorale, exerce des pressions insidieuses sur les médias. Si aucune violation grave de la liberté de la presse n'est à déplorer au niveau national, le manque d'indépendance des médias publics, les problèmes de pluralisme dans les médias audiovisuels, les tentatives de manipulation de l'information, en particulier à la radio publique, ainsi que l'autocensure généralisée des journalistes, qui évitent désormais d'enquêter sur des sujets trop sensibles mais essentiels, sont des signaux inquiétants auxquels le gouvernement et le Parlement doivent accorder la plus grande importance.

Les journalistes doivent également, de leur côté, se donner les moyens de résister aux pressions économiques et politiques. Dans cette perspective, la signature, le 31 mars 2004, de la première convention collective des journalistes, qui leur octroie notamment une protection sociale et économique dont ils étaient privés jusque-là, est un élément très positif.

En revanche, un certain pessimisme prévaut en ce qui concerne la presse locale, dont la situation est extrêmement préoccupante. Pris en étau entre les intérêts politiques et économiques de leurs propriétaires et leur volonté d'informer le public, les médias locaux manquent d'indépendance et les journalistes d'investigation travaillant en province font face à une réelle insécurité. Les autorités nationales et locales doivent prendre des mesures pour enrayer la multiplication de microconflits d'intérêts dans tout le pays qui empêchent les journalistes locaux de travailler dans des conditions de liberté et de sécurité normales. Enfin, les enquêtes sur les cas d'agression doivent aboutir rapidement. Dans le cas contraire, tout porte à croire qu'un sentiment d'impunité pourrait s'installer et avoir des conséquences très dangereuses pour les rares journalistes d'investigation qui continuent à vouloir exercer leur métier librement.

Recommandations

A l'issue de sa mission, Reporters sans frontières demande aux autorités :

- d'accentuer leurs efforts pour faire aboutir rapidement les enquêtes sur les quatre cas d'agression mentionnés dans le présent rapport et de rendre publiques les avancées de ces enquêtes ;

- de s'abstenir de tenir des propos méprisants envers les journalistes, qui contribuent à créer un climat peu propice à la liberté de la presse et servent de mauvais exemples au reste de la classe politique, en particulier au niveau local ;

- d'appliquer au domaine des médias les mesures prévues dans la loi anticorruption de 2003, qui stipule que les politiciens élus et les hauts fonctionnaires ne doivent pas être les actionnaires principaux ou les gestionnaires d'une entreprise à but lucratif ;

- d'appliquer les recommandations de Reporters sans frontières et de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) concernant la dépénalisation de la diffamation et de veiller au respect de la proportionnalité des dommages et intérêts et des amendes par rapport au préjudice subi.

Par ailleurs, Reporters sans frontières appelle le Conseil national de l'audiovisuel à garantir le pluralisme de l'information dans le secteur audiovisuel et à interdire toute forme de censure ou de pression politique sur la ligne éditoriale des médias audiovisuels publics.

Reporters sans frontières demande aux hommes politiques locaux de renoncer à cumuler leurs fonctions publiques avec la détention d'intérêts économiques dans le secteur des médias.

L'organisation demande aux responsables du Parti social-démocrate de veiller à ce que leurs membres, qui sont à l'origine de la majorité des atteintes à la liberté de la presse constatées par Reporters sans frontières, s'abstiennent de toute forme de pression sur les journalistes, tant sur le plan local que national.

Reporters sans frontières rappelle aux médias publics que leur rôle n'est pas de servir de porte-parole au gouvernement ni à un quelconque parti politique, mais de permettre que s'expriment les diverses opinions présentes dans le pays et d'offrir ainsi une information indépendante, complète et impartiale sur tous les sujets d'intérêt général.

L'organisation recommande aux journalistes de faire preuve de responsabilité et de respecter scrupuleusement l'éthique et la déontologie professionnelles, afin de fournir moins de prises aux pressions des autorités. Reporters sans frontières conseille également aux médias de respecter l'obligation de droit de réponse afin d'éviter certaines poursuites judiciaires.

Enfin, Reporters sans frontières se félicite que la Commission européenne et le Parlement européen aient placé le critère de la liberté de la presse au cœur des négociations d'adhésion du pays à l'UE et leur demande de persévérer dans cette voie en appuyant notamment l'ensemble des recommandations formulées ici.

Publié le
Updated on 21.03.2016