En Inde, l’artillerie de Modi contre l’information en ligne fait des ravages

Le blocage par le gouvernement indien, à six jours d’intervalles, des publications des médias The Kashmir Walla et Gaon Savera témoigne du durcissement de la censure dans la sphère numérique. RSF appelle les autorités de New Delhi à garantir la libre circulation en ligne d’informations vérifiées, à moins d’un an de l’élection de la chambre basse du Parlement.

Site internet inaccessible, page Facebook supprimée, compte X bloqué “à la suite d’une requête légale”... Dur réveil, samedi 19 août dernier, pour les journalistes du Kashmir Walla, le principal média d’investigation de la région du Jammu-et-Cachemire, dans le nord du pays. Contacté dans la foulée, le fournisseur d’accès Internet du magazine explique que le site web du Kashmir Walla a tout bonnement été bloqué par le ministère indien de l’Électronique et des Technologies de l’information (MeitY), en vertu de la loi sur les technologies de l’information de 2000. Pour quel motif ? Mystère. Quant au compte X du magazine, il a été suspendu “sur demande des autorités judiciaires”, précise The Kashmir Walla dans un communiqué publié le jour même. “Les autorités indiennes font preuve d’un effarant manque de transparence, qui entache leur crédibilité”, s’alarme auprès de RSF le responsable du contentieux de l’Internet Freedom Foundation, principale organisation de défense des droits des internautes en Inde, Tanmay Singh.



Le cauchemar ne s’arrête pas là. Une fois arrivés dans leurs bureaux, le 19 août, les employés du média se voient présenter un avis d’expulsion par le propriétaire des locaux et sont obligés d’évacuer les lieux sur le champ. Là non plus, aucune explication.



Cinq jours plus tard, le 24 août, c’est au tour du portail d’information en ligne Gaon Savera de voir ses réseaux sociaux suspendus par le MeitY. Leurs comptes Facebook et X ont été bloqués, pendant cinq jours, peu de temps après qu’ils ont couvert la mobilisation des agriculteurs des États septentrionaux du Pendjab et de l’Haryana, qui réclament à l’État des compensations pour leurs récoltes, perdues dans les inondations qui ravagent le nord du pays depuis le mois de juillet.

The Kashmir Walla et Gaon Savera sont les dernières victimes en date du durcissement préoccupant du contrôle du gouvernement de Narendra Modi sur l’écosystème de l’information en ligne, parachevé par l’adoption en avril de l’amendement draconien de la loi sur les technologies de l’information. En censurant de manière totalement arbitraire des médias critiques à son égard, le gouvernement de Narendra Modi ne cache plus sa volonté d’imposer le discours du parti au pouvoir. La libre circulation en ligne d’informations vérifiées par un travail journalistique joue un rôle crucial pour la démocratie indienne. RSF demande au gouvernement indien de rétablir immédiatement l’accès aux réseaux sociaux et sites Internet du Kashmir Walla et de Gaon Savera, et de garantir l’accès à une information libre et fiable en ligne, en commençant par abroger l’amendement aux règles de 2021 sur l’information en ligne.

Le bureau Asie du Sud
Reporters sans frontières

Censure en ligne



Sous prétexte de vouloir combattre la désinformation en ligne, les autorités indiennes ont adopté en avril dernier un amendement qui leur permet ni plus ni moins de désigner comme “fabriquée, fausse ou trompeuse” toute forme d’“information relative au gouvernement” diffusée sur Internet. Et, le cas échéant, l’exécutif peut ordonner la suppression pure et simple de ladite information à chaque fournisseur d’accès à Internet et à tous les réseaux sociaux en tant qu’intermédiaires, comme Facebook, X, WhatsApp ou YouTube.

“Le cyberespace a toujours constitué la ligne de front dans les guerres informationnelles. En Inde, où le gouvernement a totalement pris le contrôle de la presse écrite et des chaînes d’information télévisées, Internet constitue le dernier espace où les citoyens peuvent s’informer, analyse un journaliste cachemiri joint par RSF, qui souhaite, pour des mesures de sécurité, conserver l’anonymat. Alors l’inévitable a fini par se produire : le gouvernement de Narendra Modi a introduit des lois renforçant son contrôle sur le web et les réseaux sociaux.”

En mars dernier, alors que débutait une opération pour arrêter Amritpal Singh, figure du mouvement séparatiste sikh, le mouvement pour le Khalistan, le gouvernement a suspendu les réseaux sociaux de plus d’une dizaine de journalistes et médias, dont le compte X en langue penjabi de la radiotélévision publique britannique BBC.



Les autorités de New Delhi ont aussi pour habitude dramatique d’ordonner des coupures d’Internet dans des régions entières, pour entraver la libre circulation des informations sur des sujets qu’elles jugent sensibles. Les coupures d’Internet à répétition dans l’État du Jammu-et-Cachemire ont ainsi transformé, depuis des années, la région en un réel trou noir de l’information.

Persécution judiciaire

La censure des supports en ligne du Kashmir Walla fait partie d’une succession d’attaques provenant des autorités indiennes, qui les accusent de soutenir le “terrorisme séparatiste cachemiri” et d’inciter le public à rejoindre les partisans de l’indépendance. ​Le fondateur et rédacteur en chef du média, Fahad Shah a été arrêté le 4 février 2022 et risque la prison à perpétuité pour "sédition". Quatre mois plus tard, son successeur par intérim, Yashraj Sharma, a été assigné en justice par les services de contre-espionnage du territoire de l’Union du Jammu-et-Cachemire, au sujet d’une tribune publiée en novembre 2011, il y a donc onze ans. L’auteur de ce texte et contributeur régulier du magazine, l'universitaire Abdul Aala Fazili, croupit lui aussi en prison depuis le 12 avril 2022.



En janvier 2021, un autre membre de l’équipe du Kashmir Walla, Sajad Gul, avait été arrêté pour un simple tweet contenant la vidéo de manifestations liées à la mort d’un militant séparatiste. Libéré sous caution au bout d’un an, il a été interpellé dès sa sortie de prison, et inculpé en vertu de la loi sur la sécurité publique. Il risque, lui aussi, la perpétuité. L’histoire de ce magazine nous livre en filigrane celle “du déclin de la liberté d’informer au Cachemire”, comme le déplorent les journalistes du Kashmir Walla.

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